Yukimori Otsuka

Le ciel n'était plus qu'une vaste étendue charbonneuse qui saupoudrait la Terre de sa neige délicate. Les sons de la nature étaient étouffés par les minuscules particules de glaces, rien n'aurait pu perturber la cérémonie qui se déroulait à l'instant, au milieu de la forêt.

Le temple ancestral qui occupait les lieux était dissimulé entre les pins, seules les grandes familles traditionnelles japonaises le fréquentaient encore. Cette nuit, ce temple était éclairé par la lumière tamisée de nombreuses bougies, attestant de la présence humaine.

Deux êtres scellaient leur destin à tout jamais, se conformant à la décision de l'Incontestable. Le programme avait sélectionné les familles Otsuka et Yurufuji, deux grandes familles traditionnelles japonaises. Depuis des siècles, il était dans leurs mœurs de s'unir avec une personne du même rang social, partageant les mêmes traditions, les mêmes capitaux et les mêmes notions de devoirs et de travail. Il s'agissait d'un mariage avantageux, pas d'un mariage amoureux mais chacun en était satisfait.

Les cerisiers virent poindre leurs premières fleurs qui, au fil du temps, se transformèrent en petits fruits noirs. Ces fruits mûrirent avant de céder et de recouvrir partiellement l'herbe. Enfin, les premières feuilles aux couleurs du soleil couchant tombèrent des arbres, annonçant l'automne. La nature dansait, bercée par le vent qui soufflait fort et par les premier cris de cette âme à qui on avait donné la vie.

L'enfant fut nommé Yukimori, forêt enneigée. Sûrement en hommage à la première nuit en tant que mari et femme qu'avait partagé les jeunes parents. Ce nourisson n'était pas le fruit de l'amour mais celui du devoir. Il reçut alors une éducation rigoureuse, exigeante, mettant l'accent sur la discipline et l'effort. Il n'y avait pas de place pour l'affection.

Par la suite, un deuxième descendant vint agrandir la famille. Elle répondait au nom de Mizuki, ce qui signifie « jolie lune ». Rendant cette fois hommage à l'astre qui avait baigné de sa lumière la proximité de deux corps nus. Yukimori appréciait sa sœur. Il avait toujours aimé lui transmettre ce qu'il apprenait. Il n'était plus seul, il avait enfin une acolyte avec qui s'instruire et s'épanouir.

Mais un jour, la jolie lune s'endormit et jamais ne se réveilla. Le foyer, et la joie qu'il pouvait contenir sombrèrent à tout jamais. Yukimori, face à l'apathie de ses parents, plongea dans la solitude. On raconte que chaque année, le jour de l'anniversaire de la fillette, une fleur de spathiphyllum, aussi appelée fleur de lune, est déposée sur la tombe familiale.

Le garçon grandit, se forgeant un mental et un corps d'acier. Il avait toujours les meilleurs notes de l'école, exerçait multiples activités : aïkido, jeu de go, violon... Cela n'était pas sa volonté propre, mais celle de ses parents qui désiraient un enfant parfait. Hélas, il ne l'était pas, il garde aujourd'hui un souvenir amer de cette période et une crainte constante de l'échec. Il n'eut jamais aucun ami sincère. Peut-être n'avait-il pas le temps d'entretenir des relations sociales, ou peut-être était-ce une des rares choses qu'il ne savait pas faire ? Après tout, personne ne lui avait enseigné que les relations humaines étaient importantes. Au contraire, la seule personne pour qui il avait eu de l'intérêt, pour qui il avait ressenti de l'affection, avait disparue. Toutefois, il avait toujours fait preuve de respect à l'égard des individus qui croisaient son chemin.

Être issu d'un milieu privilégié lui permit d'effectuer ses études dans les établissements scolaires les plus renommés, d'être chaperonné par les professeurs particuliers les plus qualifiés. Il était également animé par une volonté sans faille de réussir, sans doute en l'honneur d'une jolie lune qui jamais n'a pu accomplir ses rêves. C'est ainsi qu'il obtint le « Daigakenyugakehigun » sans trop de difficultés. Il entra à l'université où il étudia consciencieusement l'informatique et la gestion.

A l'âge de 23 ans, Yukimori était très impliqué dans son emploi de chef de projet en informatique. Afin d'accéder et conserver ce poste, il travaillait sans relâche et avait très peu de temps libre. Sa stabilité lui rappela qu'il était temps, désormais, d'accomplir son devoir. Il pouvait faire confiance à l'Incontestable pour rencontrer la personne à qui se lier afin de faire perdurer la lignée. Du mois, c'est ce qu'il croyait. Cette même année, il fut marié à Mary Airington, une jeune femme, vendeuse dans un sexshop. Les débuts furent difficiles et l'Incontestable finit par admettre qu'il y avait eu une erreur dans le programme. Plusieurs semaines plus tard, ils finirent par divorcer.