Il y a un enfant qui avance vers moi, le dos de sa main frottant ses yeux pleins de larmes, tandis que la seconde agrippe son pull taché. A première vue, il doit avoir sept ou huit ans, pas plus. Ses cheveux auburn sont en pagaille, cherchant la bonne façon de se positionner sur sa tête, retombant un peu sur son front. Il continue de renifler et plus il avance vers moi, plus j’entends le son de ses sanglots. Autour de nous, le décor prend davantage de consistance et je réalise que nous nous trouvons dans ce qui semble être un parc. A ma gauche, il y a un terrain de basket où des jeunes se lancent le ballon avec sérieux et amusement. A ma droite se trouve le parc de jeux où quelques enfants jouent sur les balançoires et le toboggan, sous les regards de leurs parents. Mais tous ces sons sont étouffés par l’enfant devant moi qui s’est arrêté de marcher et qui m’observe. Je me souviens alors de cette journée. Je m’en souviens car cet enfant, c’est toi. C’est moi.
« Pourquoi tu pleures ? »
« J’ai perdu mon ballon… »
Je m’en souviens en effet, de ce ballon récalcitrant qui m’a échappé des mains, s’est enfui derrière un buisson et a disparu le temps que j’en fasse le tour. C’est ce que tu viens de vivre et je sais à quel point tu peux être triste. Ce ballon de basket, c’est le premier que ton père – notre père – t’a offert après que tu aies émis ton envie de jouer à ce sport.
« Je vais t’aider à le- »
Les mots se meurent rapidement dans ma bouche alors que les souvenirs me reviennent sur la suite des événements. Si la perte de ce ballon m’a beaucoup attristé, elle a aussi été la cause de ma rencontre avec le garçon qui est devenu mon meilleur ami. De mémoire, Ethan est le premier à être devenu un vrai ami. Grâce à lui, j’ai pu reprendre ma vie en main quand j’en ai eu besoin et sans lui, je ne serai pas là où j’en suis à ce jour. Je te souris et tu me regardes sans comprendre, alors je te tends la main.
« Viens Renzo, on va s’assoir là-bas. »
« Comment tu connais mon prénom ? »
« C’est un secret. »
Je te fais un clin d’œil et, après quelques secondes d’hésitation, tu prends ma main pour me suivre sur le banc où nous nous asseyons. Le plus gros de tes sanglots est passé et tu t’essuies le nez avec ta manche, ce qui a le mérite de me faire sourire. Maman n’aimait pas quand je faisais ça et elle me mettait toujours un mouchoir dans la poche pour l’éviter, ce qui ne servait jamais à rien. Mon regard se reporte sur la vie du parc autour de nous pendant que mes pensées déambulent ailleurs. Vers ce jour où j’ai perdu mon ballon, vers celui qui a suivi lorsque je suis allé demander à Ethan si je pouvais jouer avec lui parce que je n’avais plus de ballon avec lequel me défouler. Ce voisin que je ne connaissais pas encore et qui est entré dans ma vie pour ne plus en sortir. Sans lui je n’aurai pas affronté les événements déchirants du lycée comme je l’ai fait, je n’aurai pas quitté Boston pour traverser l’Atlantique et je ne l’aurai pas rencontré. Lui.
« Pourquoi tu souris ? »
« Je repense à certaines choses. »
« A quoi ? »
Mes yeux se posent sur toi et croisent ce regard rempli d’innocence. Oh Renzo, si tu savais ce par quoi tu vas passer, les épreuves que tu vas devoir affronter... Je pourrai te mettre en garde sur ce beau jeune homme, Baylen, que tu vas rencontrer au lycée, te dire de ne pas lui faire confiance, de ne pas l’aimer ni de tout lui donner comme je l’ai fait, car il va faire souffrir ton cœur avec une violence à laquelle tu ne t’attendras pas. Tu auras mal, je le sais, mais ce sera nécessaire pour la suite de ta vie.
« Au passé. Je me disais juste que la vie n’est pas facile. »
« Pourquoi ? »
« C’est comme ça. On doit affronter les choses qui nous tombent dessus sans prévenir, franchir les obstacles, pour mériter la suite. Mais tu verras, ça vaudra le coup. »
Je me tourne vers toi et remarque, sans surprise, que tu ne comprends pas vraiment tout ce que je te dis. C’est normal après tout, tu n’es encore qu’un enfant, dont le principal problème est d’avoir perdu son ballon. Je pivote vers toi et pose ma main dans tes cheveux pour les frotter avec affection.
« Tu sais Renzo, ta vie ne sera pas toujours belle. Tu vas vivre des choses qui te donneront envie de t’enfouir sous ta couette pour ne plus jamais en sortir. »
Tu penseras même à faire le geste de trop.
« Mais c’est pour la bonne cause, je t’assure. Un jour, tu rencontreras quelqu’un qui te rappellera que la vie est magnifique. Vraiment magnifique. Et plus jamais tu ne voudras que ça change. »
Parce que Stefan deviendra ta lumière et ton oxygène, sans aucun doute. Tu le détesteras, au début, avant de réaliser que sa présence à tes côtés te sera nécessaire. Il t’aidera à t’accepter, à t’aimer, à te faire aimer. Et un jour, tu te demanderas quelle pouvait être ta vie avant de le rencontrer.
« Tu vas connaître l’attachement, ce que tu penseras être de l’amour, puis la honte, la trahison et la colère. Tu perdras foi en beaucoup de choses mais ce ne sera que temporaire, je te l’assure. N’aie jamais de regrets, ça te bouffera et t’empêchera d’avancer le moment venu. Prends les choses comme elles viennent, accepte-les même si ce n’est pas facile. »
Tes grands yeux bruns, encore légèrement brillant à cause des larmes versées, m’observent avec attention. Je sais que tu enregistres ce que je dis, en partie. Je te frotte encore la tête avant de retirer ma main.
« Profite de tes parents aussi et de tes frères, quand ils seront-là, même s’ils sont casse-pieds et qu’ils te piqueront tes jouets plus tard. Ils sont ce que tu as de plus cher, ne l’oublie pas, d’accord ? »
Je pose mon index sur ton cœur en souriant. La famille c’est ce qu’il y a de plus précieux, ce sont ces gens qui te suivront jusqu’au bout du monde s’il le faut. Et ils le feront, quand tu seras tétanisé à l’idée de mettre les pieds dans un avion à cause du crash auquel tu survivras, en partie. Tu mourras dans cet accident avant de revenir à la vie. Ça non plus, ce ne sera pas facile, mais encore une fois, ça te sera nécessaire. Je me relève du banc en te regardant, après que tu aies acquiescé, toi qui viens de mon passé. Je ferme brièvement les yeux en prenant une grande inspiration. On pourrait penser que je regrette les choses qui me sont arrivées. Ma rencontre avec Baylen, le revenge porn auquel j’ai dû faire face et la honte qui m’a accablé, le crash de l’avion et le syndrome du survivant que je ressens encore aujourd’hui… Toutes ces épreuves difficiles que j’ai affrontées pour arriver là où j’en suis aujourd’hui. Je n’éprouve aucun regret, car elles m’ont permis d’être à ses côtés et c’est ce qui compte le plus pour moi.
Quand je rouvre les yeux, c’est son visage que je vois en premier. Allongé à mes côtés, Stefan dort paisiblement, la lumière du matin caressant ses traits avec douceur. Je souris et viens repousser doucement une mèche de cheveux blonds. Je suis persuadé que les événements que nous vivons dans notre vie ne se passent pas par hasard, qu’ils sont là pour une bonne raison, que chaque choix que nous faisons nous amène là où est notre place. La mienne est ici, étendu à ses côtés, à l’observer dormir au creux de mes bras. Non, pour rien au monde je ne changerai quoi que ce soit à cette vie qui est la mienne.
Car ma vie, c’est lui.