Je trouve que la vie de quelqu'un s'appréhende mieux à travers les personnes qui la composent. Pour moi en tout cas, il en est ainsi, et chacun des individus qui vont suivre ont joué un rôle important dans la mienne ; à leur façon, bon, ou mauvais...

◍ KIHOMI ▬ Logiquement, j'imagine qu'il me faut commencer par elle. Il s'agit de ma mère biologique. Sans elle, il n'y aurait pas d'histoire à raconter, pas de jolie fin à espérer non plus – même si ce dernier point, on va pas se leurrer, il ressemble plus à un concept désuet à l'heure actuelle. Cette photo, c'est la seule photo physique que je possède d'elle. Je la garde précieusement dans un coin de mon porte-feuille. C'est un peu bête, j'ai très peu de souvenirs d'elle en réalité, si ce n'est aucun – à part une odeur peut-être... Lorsqu'elle a été mariée par l'Incontestable à Chôko, elle était déjà enceinte de six mois. Je ne sais rien de mon père, mais souvent, je me demande ce qu'aurait été ma vie si elle avait été là pour me voir grandir...
Malheureusement, elle est morte dans un accident peu après ma naissance. D'après ce qu'on m'a dit, c'était une personne rayonnante et agréable à vivre, talentueuse et simple. J'ai vraisemblablement hérité d'elle mon talent artistique ainsi que mes cheveux bleus – en plus d'une vieille montre que je n'ose plus porter de peur de l'abîmer.
Est-ce que j'ai le droit de dire qu'elle me manque ? Puis-je vraiment éprouver ce sentiment alors qu'elle n'a toujours été qu'un fantôme pour moi ? Je ne sais pas. J'aime croire que oui et qu'il me suffit de me regarder quelques secondes dans un miroir, pour capter un petit bout d'elle, à travers mon reflet...
Aujourd'hui, j'utilise son prénom comme nom d'auteur pour mes web comics.

◍ CHÔKO ▬ 49 ans. Ma mère non-biologique. Terreur du quartier et grande fanatique de vieux tubes japonais. Typiquement le genre de femme à effrayer tous les chats errants à grand coup de balais et invectiver les clients qui ont l'audace d'arriver en retard à son salon de coiffure. Je ne crois pas avoir jamais connu quelqu'un d'aussi rancunier et colérique qu'elle. Cependant, malgré son caractère buté et acariâtre, c'est une femme intègre et dévouée qui a le cœur sur la main. La preuve : elle m'a accepté même si je n'étais pas vraiment son fils de sang.
Ça n'a pas été tous les jours facile, surtout lorsqu'elle est tombée enceinte deux ans plus tard, alors qu'elle m'avait déjà sur les bras. Elle a néanmoins fait son possible pour m'élever correctement, m'a transmit le goût des choses simples, du travail bien fait. Et parfois, quand je pense à elle... j'ai encore l'impression d'entendre sa musique et ses cris rauques se répercuter à travers les rues de Nose.
Quand j'étais petit, je passais tout mon temps libre avec elle, dans son salon. Et lorsque je n'étais pas déjà affairé à dessiner ou faire des origamis, ma grande passion, c'était apprendre à masser les cuirs chevelus lors de shampouinages ou écouter les commérages, être au centre de l'attention. Je me souviens qu'elle s'amusait à dire que mes cheveux bleus donnaient envie aux gens d'avoir des teintures, que c'était bon pour le business. Ça faisait rire ses copines et moi avec, bêtement. C'était une période agréable...
J'ai l'impression de ne pas l'avoir vu depuis un siècle. Elle me manque... Tous les mois, elle m'envoie de la teinture pour mes cheveux et en échange, quand je le peux, je lui envoie l'argent qu'il me reste. C'est un peu devenu une sorte de rituel... Je sais qu'elle en a besoin, alors...

◍ SAEMI ▬ 26 ans. Ma petite sœur sur le papier, avec laquelle je ne partage pourtant aucune goutte de sang. Père inconnu au bataillon, comme le mien. À quatre pattes, elle me suivait déjà comme mon ombre... Il paraît même que le premier mot qui est sorti de sa bouche était mon prénom. C'est peut-être un peu glauque mais... c'est avec elle que j'ai échangé mon premier baiser au collège, un peu par hasard – j'étais naïf. Au fond, c'était plus de la curiosité qu'autre chose... il me semble quand même que j'étais un peu plus intrigué par ce garçon assis à côté de moi en classe... Je sais plus trop, c'est un peu abstrait maintenant. Mais quoi qu'il en soit, elle ne m'a jamais considéré comme son frère... Elle s'est régulièrement chargée de me le faire comprendre en grandissant, à travers des piques ou quelques crises redoutables quoiqu'incompréhensibles.
Le fait est que j'ignore ce qu'elle voyait en moi. Probablement pas la même chose que les autres. Mais peut-être que son affection à mon égard n'a jamais été ce qu'elle croyait ? Je préfère me dire que c'était sa façon de me remercier de veiller sur elle, de lui faire à manger et l'aider dans ses devoirs quand les parents étaient occupés...
Les années ont passé. Je suis parti pour Tokyo et elle est restée à Nose. Puis peu à peu, Chôko m'a dit qu'elle s'était renfermée sur elle-même, coupée du reste du monde, sans que personne n'arrive à la dévier de cette trajectoire. Ça me fait de la peine de l'écrire. Même lorsque je suis retourné les voir, elle n'a pas daigné ouvrir la porte de sa chambre pour me saluer.
J'ai seulement le droit à quelques sms de temps en temps.

◍ GAKU ▬ 47 ans. Cet abruti accro au pachinko et à l'alcool est mon beau-père. De mon point de vue, c'est surtout un beau parasite, oui. J'avais six ans lorsque l'Incontestable l'a craché dans notre vie. Chôko et lui se connaissaient depuis l'enfance apparemment ; ils avaient même entretenu une certaine relation à une époque selon ses dires. Du coup, elle était plutôt contente au départ. Moi, je me demande encore pourquoi elle s'est retrouvée avec un homme pareil. Je ne savais pas encore en ce temps-là, à quel point il était vicieux et bête, incapable de tolérer la moindre contrariété, le moindre petit élément du quotidien qui dépasse la limite de sa stupidité. Et dire qu'il me semble avoir ressenti une certaine joie, au début. Avoir un papa, comme les autres enfants à l'école, c'était censé être génial, non ? Mais ce sentiment a vite été soufflé comme la petite flamme d'une bougie lorsqu'il a commencé à s'intéresser à moi. Ma sensibilité, mon imagination, mes cheveux, et même ma gestuelle un peu trop délicate... il trouvait toujours un prétexte pour critiquer, pour retourner contre moi ce qui aurait dû se révéler être des forces. Et toujours lorsque Chôko avait le dos tourné, bien évidement. De bon à rien, égoïste imbu de lui-même qui passait son temps à rabaisser son entourage afin de revaloriser son ego pourri, il s'est vite révélé être l'un des pires fléau de ma vie...
Pas fichu de garder un emploi avec son caractère de porc consanguin, il s'est mis à harceler Chôko et à traîner dans les pattes de tous le monde – et même faire du grabuge dans le voisinage. Autant dire qu'avec le tempérament de Chôko, l'ambiance à la maison c'était quelque chose... Lui, il n'avait que faire de la voir s'acharner chaque jour à la tâche pour gagner de quoi nous nourrir et nous offrir un futur décent. Son but ? C'était de gratter le plus d'argent possible à droite et à gauche, pour pouvoir assouvir ses mauvais penchants pour le jeu ou la boisson. L'idiot pensait toujours pouvoir gagner. Il perdait sans cesse. Quand j'ai fait part de mon envie d'aller à Tokyo pour essayer d'intégrer l'université des beaux arts, après le lycée, Saemi et moi les avons entendu crier et s'injurier pendant des semaines à ce sujet... J'ai arrêté d'aider ma mère dans son salon de coiffure cette année-là, pour prendre un petit job à temps partiel après l'école. S'il n'y avait que les frais pour alimenter leurs disputes... je pouvais bien faire l'effort de gagner de quoi les soulager aussi... même si je savais pas trop le fond de l'histoire.
Plus tard, lorsque j'ai été admit à l'université, ma joie était telle que je me suis révélé incapable de percevoir ce qui se profilait à l'horizon. Nous avions fait un pot commun avec ce que j'avais pu économiser, hélas, il avait quand même fallu que Chôko fasse un emprunt, au moins pour que je puisse avoir de quoi m'inscrire pour la première année. A priori, tout allait bien jusque là... Tout allait bien... jusqu'à ce que Gaku ne se charge d'utiliser l'argent à ma place... Ouais... Ce sombre abruti s'est senti pousser des ailes en voyant tous ces chiffres sur le compte bancaire... Il n'a rien dit à personne. Il a attendu son heure avant de craquer, de tout dépenser, cachant ensuite son immonde forfait à ma mère pour mieux me le cracher à la gueule, un soir. Tout y est passé... Tout. Et moi, j'ai dû me rendre à Tokyo la mort dans l'âme, demander une bourse à cause de lui – ou plutôt un prêt étudiant, c'est ainsi que ça fonctionne – et faire bien d'autres choses, encore... comme mentir, porter le poids de son mensonge et le faire mien afin de ne pas inquiéter Chôko qui n'avait rien à voir là-dedans, et qui avait déjà tant sacrifié pour moi.
(soupir) Bref... Faut-il que j'énumère le nombre de traumatismes que je peux lui allouer ? Non ? Peut-être qu'il faudrait... C'est sa faute si aujourd'hui encore je me teint les cheveux en noir. C'est sa faute si j'ai une peur panique des orages, que je suis persuadé que où que je sois, la foudre pourrait transpercer vitres et toitures pour m'abattre. C'est sa faute si désormais, je lutte tous les jours pour survivre à ce quotidien qui me rend malade, tout en faisant comme si les choses allaient bien.
Aussi affreux cela puisse paraître, j'aurai aimé que l'épidémie nous débarrasse de lui une bonne fois pour toute.

◍ SATOYA ▬ Âge inconnu, la trentaine bien tassée à vue de nez. C'est... un Yakuza. Plus précisément, celui qui gère le Soapland pour lequel je travaille et qui m'a "formé" à toutes ses subtilités. C'est aussi lui qui m'a permis d'emprunter de l'argent au début de mes études – pas pour l'école, mais pour tous le reste, pour que je puisses payer mes fournitures, trouver un logement – et donc par extension, mettre le pied dans cet engrenage infernal. Je pourrais le détester pour m'avoir caché des détails importants au départ. J'y arrive parfois, à vrai dire, quand je vais vraiment pas bien ou qu'il s'avère trop poussif. Mais pas tout le temps. Parce que c'est pas lui le vrai coupable. C'est pas lui qui m'a dépouillé de mes économies et véritablement forcé à tomber là-dedans. Puis, j'avoue qu'il ne correspond pas exactement à l'image que je me faisais d'un mafieux. Il est certes un peu rustre, vulgaire et violent à ses heures perdues... ses côtés loyal et protecteur m'ont vraiment surprit.
Dans le fond, il me traite pas trop mal, comparé à d'autres... Il veille au grain, comme on dit. Ca n'empêche pas notre relation d'être un peu particulière... Terriblement exigeant, il sait que je ne peux pas me passer de ce job, de la même manière que jamais je n'oserai me refuser à lui.
Il en use et en abuse.

◍ BUNGO ▬ 30 ans. C'était mon senpai. Jovial et optimiste, un peu je-m'en-foutiste sur les bords et complètement barré. En gros, tout l'inverse de moi. On s'est rencontré à l'université lors d'une journée d'intégration, quelques semaines seulement après le début de mes cours. Et euh... comment dire... on est devenu pote sans que je ne m'en rend vraiment compte, en fait. C'est ainsi. Il y a toujours eu cette sorte de connexion entre nous. Du jour au lendemain, je me suis retrouvé à vivre en collocation avec lui. Ça a duré un an et demi je dirai, jusqu'à ce qu'il obtienne son master et décide de partir pour Osaka rejoindre sa famille, en gros. Son rêve à lui c'était de devenir tatoueur. Il avait le talent pour, l'envie, aussi, même si on savait tous les deux que ça ne suffirait probablement pas dans un pays tel que le nôtre. Ma fascination vis-à-vis de cet art dévoyé, c'est lui qui me l'a transmise. Et tout ce qui encre désormais ma peau peut largement attester de son talent.
J'ignore s'il en a conscience – peut-être que oui – mais sa présence m'a vraiment été indispensable lors de cette période... surtout lorsque j'ai commencé à travailler au Soapland. Les tatouages qu'on imaginait ensemble et qu'il acceptait de me faire, étaient tant une cure physique que psychique. Je voulais oser moi aussi. Ça me détournait de mes autres préoccupations, et puis je trouvais ceux qu'il avait tellement beaux...
J'appréciais aussi le fait qu'il ne me pose jamais de question quant à mes petites activités ; qu'il soit juste là. Bungo était vraiment la présence rassurante de mon quotidien.
Quand il est parti, j'ai réellement eu l'impression de me retrouver complètement seul au monde... Tout d'un coup, les choses ont changées, les dépenses augmentées. J'ai bien essayé de retrouver des colocataires, après lui, mais ça ne s'est pas très bien passé. J'ai dû déménager. Et c'est là que j'ai commencé à craquer, petit à petit.

◍ Moi-même. Shôta, 28 ans. Artiste dans l'âme qui sourit au soleil et pleure sous la lune. Silhouette errante perdue à mi-chemin entre le Manga Kissa dans lequel il crèche et Kabukicho... Ouais, je sais, c'est pas très reluisant. C'est même plutôt pathétique. Mais les dettes n'ont malheureusement pas tendance à se rembourser toutes seules, alors voilà... j'ai dû faire mes petits calculs, refuser un boulot correct qui me correspondait davantage, mais qui ne payait pas assez, pour me tourner vers la voie de la précarité et tenter survivre, en faisant toute sorte de petits boulots. Je suis devenu malgré moi le genre de personne qu'on peut utiliser puis jeter à sa guise ; une sorte de Freeter.
Au final, il semble que mes rêves aient viré cauchemars à un moment donné. Je sais pas. Est-ce que j'ai rêvé trop grand ? Était-ce mal ? Je crois que... j'étais tellement obsédé par l'idée de faire les Beaux Arts, obtenir mon diplôme, faire quelque chose qui me plaisait, ne pas endurer toutes ces choses pour rien, que j'en ai oublié l'essentiel... Et à la fin, je me suis juste retrouvé comme un con avec l'obligation de rembourser cet énorme prêt étudiant ainsi que les dettes de Gaku...
Aujourd'hui, j'ai la nette impression que ça fait une éternité que j'en suis là, avec cette constante et oppressante sensation d'avancer à l'aveuglette à travers un tunnel sans fin, sans aucune possibilité d'évolution. Autour de moi les gens vont et viennent. Le monde change, il s'est fait saccager par un tsunami – qui m'aura mis dans le rouge durant de longs mois. Et maintenant, il y a cette affaire d'épidémie, de puces défaillantes et cette hideuse chasse à l'homme. Comment se rassurer, avec tout ça ? Comment avoir confiance en demain ? Moi je m'interroge... Je me demande : Est-ce véritablement un crime d'espérer vivre pour soi-même ? Ceux qui fuient parce qu'ils ont espoir, sont-ils vraiment coupable de quoi que ce soit ? Leur vie leur appartient, non ? Le gouvernement ne devrait pas agir de la sorte, Incontestable ou non. Si c'était ma puce qui avait cessé de fonctionner, si j'avais été décrété mort, qu'aurais-je fais, moi ?
Depuis que j'ai quitté Nose, je n'y suis retourné qu'une seule fois pour voir ma famille. Eux, ils n'ont pas été touchés par Soosaku. Depuis tout ce temps, ils pensent que j'ai été accepté dans un studio réputé et que je fais de l'animation, que j'ai une vie stable et honnête, que je gagne bien ma vie... Ça me ferait presque rire. Personne ne s'imagine à quel point je dois lutter pour m'éviter d'être totalement dénutri ou épuisé, chaque fin de semaine. Parfois, c'est tellement plus simple de marcher à la clope et au café... Mais une chose est sûre, c'était horrible de leur mentir tout en essayant d'affronter le regard de Gaku. Parce qu'il a beau m'accuser d'avoir été trop gourmand avec mes études, si tous le monde est endetté aujourd'hui, c'est de sa faute. Et le pire c'est qu'il n'a pas arrêté ses jeux d'argents. Non. Il a continué. Il continue de nous mettre à tous dans le pétrin.
Mais... lui non plus, il ne sait pas ce que j'endure, alors quand je suis reparti, cette fois-là, je me suis égoïstement dit qu'il valait mieux ne plus revenir.
J'avais trop de peine pour Chôko... avoir élevé une rature comme moi...
(Les portraits de Chôko, Kihomi, Gaku, Bungo et Satoya ont été réalisés par le peintre Kang Kang Joon.)