Rocket Dive » Sei

14 juin 2069 :

     C’est Papa qui rencontre maman. Ou maman qui rencontre papa. Peu importe. C’est leur union. Leur premier instant à deux. Ou plutôt à 3. C’est papa qui découvre, ou redécouvre, le mariage. Et Maman découvre le fait d’être, justement, maman. Ce n'est pas de sa faute. Le premier mariage de Papa n'a pas fonctionné. Trop court et à la fois trop long. Juste le temps d’offrir au pays un petit bout de futur. Puis sans lui laisser le temps d’absorber l’idée, on lui a retiré la génitrice pour lui donner une autre femme. Comme une batterie de télécommande qu’on change. Changement de vie radicale pour maman. Elle, petite employée de bureau, dans sa tour de verre à Tokyo. Devenue matriarche et co-gérante d’un onsen, appartenant à la famille de papa, à Hakone.

12 octobre 2092 :

     Petite surprise de la vie. Bonne ou mauvaise nouvelle. Ils ne savaient pas vraiment où se situer à l'annonce. Étaient-ils heureux ? Étaient-ils malheureux ? Ce qui est sûr, c'est qu'ils ne s'y attendaient pas. Tu es arrivé comme un cheveu sur la soupe. Un bébé tardif. Une grossesse que ta mère n'aurait jamais pensé vivre, parce qu'à son âge, cette possibilité est proche de zéro. Pourtant, te voilà, petit miracle. Sei, c'est le nom qu'ils t'ont donné. Très différents de celui de tes frères et sœurs, mais vu ta précipitation pour entrer dans le grand monde, ils n'ont pas eu le temps d'y réfléchir plus. Même si avouons-le, Papa aurait aimé t'appeler Hideto. Cependant, Maman avait mis son veto cette fois. Après tout, ton demi-frère portait le nom de Toshimitsu et ton frère celui de Yoshiki. Référence à un groupe emblématique d'un Japon de presque deux siècles en arrière. Les références ne s'arrêtent pas là, ta sœur porte le nom d'Ayumi.

26 avril 2098 :

     Entrée à l'école comme un grand. Enfant curieux du monde qui t'entoure, l'innocence de ton regard qui se porte sur les adultes. Péripétie de môme qui veut découvrir. Aventurier en herbe que rien ne semble arrêter. Tu en fais baver tes parents. Il faut dire qu'ils ne sont plus tout jeune. Plus les années passent et plus le temps fait des ravages sur leur corps. Devoir gérer l'onsen et toi devait être trop de travail pour eux. Ayumi fait de son mieux pour leur venir en aide depuis que Yoshiki est parti faire ses études.

1 Septembre 2104 :

     Toshimitsu est revenu à la maison. Papa se fait trop vieux pour s'occuper du Onsen, alors, c'est ton demi-frère qui va reprendre les rênes. Tu ne le connais pas très bien, ton demi-frère. Après tout, il était déjà parti quand tu es né. Sa vie de famille avait déjà commencé aussi. Il avait été marié deux années auparavant. Puis la même année que celle de ta naissance, il a accueilli sa fille. Ta nièce, techniquement. Alors, on ne peut pas dire que tu sois très proche de lui. Par contre, tu l'avais toujours été de sa fille. Le fait que vous ayez le même âge y était pour beaucoup. Jouant sur vos similarités, vous prétendez être frère et sœur, voire jumeaux. Pourtant, quand on vous regarde, il est évident que vous ne partagez pas les mêmes parents. Peut-être que les autres font semblant d'y croire pour vous faire plaisir. Soit, vous vous en fichez bien. Tout ce qui compte pour vous, c'est que vous vous amusez. Alors, vous courrez le long de la rivière Sukumo. C'est avec elle que tu apprends à faire du skate. Avec d'autres enfants du quartier, vous formez fièrement un gang. Rien de plus qu'un groupe de gamins qui font les 400 coups. C'est d'ailleurs la même année que tu te casses le poignet pour la première fois.

21 mars 2107 :

    Règle indiscutable que celle de l’union de deux êtres. Du moins, ici. Pas de mots à dire, juste accepter et croire au meilleur. Partisan de ce système qui vous a créé. Il n’y avait pas vraiment de peur à avoir. Toutes les autres unions de ta famille étaient heureuses. Tes parents, ton oncle, Toshimitsu. Alors quand Ayumi a reçu sa lettre. Vous étiez presque euphorique. Cette petite enveloppe rose que son cœur attendait. Pourtant, tu le sais, elle porte en elle des regrets. Quitter sa vie. Devoir abandonner ceux qu’elle aime ici. Ses mains sur ton visage, écrasant doucement tes joues. Elle ne veut pas te laisser. Adolescent turbulent qui faisait trembler ses mains lors des visites à l'hôpital. Qui pleurait son nom lors de tes cauchemars. Mais qui la faisait danser sous les étoiles les soirs de fête. Toi, qui es à la fois, son frère, et son enfant. Surprise à l'arrivée du mari. Cadeau de mariage improvisé. Pas forcément joyeux de devoir se payer le petit frère en plus de la femme. Mais tout à fini par s’arranger. Communication et folie similaire. Il est devenu un frère supplémentaire. Tu le savais, n’est-ce pas ? Toutes les unions de la famille sont heureuses.  

14 février 2108 :

     Cœur à découvert sous les néons de Tokyo. Nouveauté assourdissante. Battement erratique lorsque tu poses tes yeux sur elle. La première fille à saisir ton cœur de ses mains pour le tenir aux yeux du monde. Elle ouvre la porte à ton amour volatil. Sans maîtrise véritable sur ton myocarde curieux. Il y en a eu une deuxième, puis une troisième. Des instants sérieux à tes yeux, mais la réalité diffère. Jamais d’affection physique entre elles et toi. Même pas un baiser. Juste dans ta tête, à chaque fois. De toute façon, tu le sais, tu ne dois pas t’attacher parce qu’au bout du compte. Ton véritable amour trouvera son chemin jusqu’à toi. Sous la forme d’une enveloppe rose. Confiance inaltérable. Pourtant, tous ne sont pas de ton avis. Tu les entends, tu les vois. Sur Internet, les langues se délient. Message, forum, site internet. Partout des petites touches de rébellions traînent. Un an à voir un monde descendre ton idéal. Dispute à bout de clavier. Jusqu’au moment fatidique. Manifestation nocturne que tu monitores via les réseaux. Puis, ce sont les mots sur les explosions qui ont envahi ton feed. Discussion familiale sur le problème. Vos avis ne changent pas. Le bonheur sous tes yeux exacerbe ta foi envers l’Incontestable.

12 octobre 2109 :

     Quand les rideaux de pluie ne cessent de tomber. C’est la même blague qui revient. “On va finir par rentrer à la nage”. Vos rires qui sonnent dans l’arrière-boutique du salon de coiffure d’Ayumi. Vous revoyez vos plans pour le soir. Ton anniversaire va être différent cette année. Mais tu n’as pas d’inquiétude, du moment que la famille est à tes côtés, tout sera toujours parfait. Comme un mauvais coup du destin. Une malédiction sans destinataire précis. L’horreur sous la forme de vagues. C’est la douleur et le désespoir qui ont pris place dans ton cœur. Brisant l'enthousiasme et l’impatience. Brisant aussi les fenêtres du salon. Fracassant les bacs à shampoings. Emportant les étagères et les produits. Éclatant les miroirs. Et l’eau qui monte trop rapidement dans la pièce. Inquiétant compte à rebours. L’écume s’écoulant à la même vitesse que les secondes de votre vie. Coincés à deux dans 8m². Les meubles présents devenaient menaçants. Peur saisie au ventre. Puis c’est le bâtiment qui bouge. Fragilisé. Épouvantable instant avant de voir tomber, sur ta sœur, des pans de mur. Hurlant sa douleur, hurlant ta frayeur. Tentative dangereuse de la dégager. Panique coincée dans ta tête. Perdant logique et précaution. Tes yeux aux images floues. L’eau salée sur ton visage. Ignorant s’il s'agit de l’eau de mer ou de tes larmes. Souvenir douloureux et indélébile. L’eau, le sang, ses larmes, les tiennes. Et les heures qui passent sans voir les secours. Ton corps frigorifié, ton esprit battant la fatigue et la lueur salvatrice. Homme que ton âme saurait reconnaître entre mille. Ton ange à toi. Celui qui réussira à sauver ta sœur. Mais qui échouera à sauver celui que vous attendiez. Son bébé.

12 octobre 2110 :

     Les insurmontables semaines suivant la catastrophe. Les pleurs envahissant la maison. Imprimés dans ton esprit. Un retour à la normale presque impossible, même un an après. Ton cœur encore brisé de ce jour effroyable. Portant encore les stigmates d’un passé ayant accablé votre monde. Pourtant, on fait des efforts pour rebâtir. Pour réapprendre à vivre. Oublier et avancer. Peut-être que c’est ce qu’ils avaient essayé de faire ce soir-là. Peut-être qu’ils voulaient simplement te voir sourire comme avant la catastrophe. Te reconstruire, tu avais su. Seulement ce jour avait perdu son éclat. Il ne t'appartenait plus. Décorations presque trop enfantines. Des confettis lancés sur toi. Leur sourire figé sur leur visage et ce gâteau placé au centre. Tout ton sang a disparu. Blanc comme un linge, tu te tenais là. Interdit. Puis un cri. Une dispute. Tes mots durs et blessants. Tu détestes ce jour. Tu détestes l’idée de devoir y fêter quelque chose. Tu détestes le fait d’y être né. Alors comme une ombre échappant à la lueur. Tu as fui la maison. Parcourant les rues pour y trouver un semblant de stabilité. Quelque chose pour te reprendre, pour oublier, pour pardonner.

1 er mai 2111 :

     Le film de ta vie a continué à se dérouler. Image par image. Renvoyant les lumières de ton évolution depuis ces terribles jours. Tu as su avancer, oublier et revivre. Tu as su trouver le rire dissimulé derrière les larmes et faire briller le soleil sur ton visage. Progresser dans les jours brumeux. Renonçant malgré tout à poursuivre des études, au grand dam de tes parents. Tu n'as jamais été très doué pour ça. Ni très intelligent. Ta sagesse s'arrêtant à des sujets dignes de ton intérêt. Qui malheureusement n'étaient pas forcément ce que d'autres attendaient. Des passions fugaces. Illogiques. Inutiles. Savoir dessiner à la perfection la mascotte du carton de lait. Ou connaître le slogan de trente-sept entreprises différentes. Pas sûr que cela puisse aider à s'en sortir dans la vie. Pourtant, c'est avec cette attendrissante idiotie que tu as réussi à obtenir ton premier emploi. Ce n'est pas quelque chose de bien fou. Engagé dans une équipe s'occupant de nettoyer une université. Le fameux “janitor” des films américains. Malheureusement, ce fut de bien courte durée. Passer ton temps a discuter avec les étudiants alors que tu devais travailler devait avoir pesé dans la balance. Cependant, c'est grâce à ces discussions que tu as appris ce que signifiaient ces lettres rouges sur le moniteur. Très peu concerné par le problème, tu n'avais pas fait attention aux conséquences que cela pouvait avoir. Ta sœur ne semblait pas s'en inquiéter non plus puisqu'elle ne t'avait rien dit. Pourtant, un certain nombre de questions parvenaient dans ton petit cerveau. Que faire si l'Incontestable s'arrête ? S'il venait à ne plus jamais fonctionner ? Comment allais-tu devoir vivre ? Trouver la personne qui te serait destinée ? Une inquiétude qui a duré jusqu'au 30 juin. Avant que tout revienne à la normale. Ou presque.

30 juillet 2111 :

     Vie à l’instabilité que tu n’aurais su deviner. La fondation même de ta création. Le roc sur lequel s’était toujours reposée la famille. Tu avais pensé que tout s’était arrangé. Qu’après ce projet social, vous auriez une période d’accalmie. L’enchaînement de catastrophes nationales de ces dernières années ne vous avait laissé que peu de répit. Mais la goutte d’eau venait de tomber. L'Épidémie sévissant dans le pays depuis quelques semaines venait de franchir les portes jalousement gardées de la famille. Papa n’était plus un jeune homme. Depuis bien longtemps ses vieux os le faisaient souffrir, l’obligeant à se reposer davantage. À laisser la gestion de cet onsen qu’il affectionnait tant aux mains de son aîné. Il traînait dans les couloirs avec l’espoir de se rendre encore utile. Ces derniers jours, il se levait à peine. Inquiétant aussi bien Maman que Toshimitsu et sa femme. D’après le médecin de famille. Papa était un des nombreux malades de l'épidémie. Il se voulait rassurant en disant que ce n’était que l’équivalent d’un rhume. Que Papa était fort et qu’il s’en remettrait sûrement vite. Puis, les visites à l’hôpital ont été de moins en moins nombreuses avec le temps. Trop fatigué pour recevoir. Toujours plus de machines accrochées à lui. Tes allers-retours entre Tokyo et Hakone, eux, ont augmentés. Maman avait du mal à vivre sans que Papa soit à ses côtés. Toute la famille a fini par se réunir à la maison. Vous avez fermé l'Onsen. Et comme s’il avait senti que sa lignée s’était retrouvée. Papa est parti.  

30 novembre 2111 :

     Tachycardie. Tremblements. Inquiétude. Précipitation dans la recherche d'un numéro. Un numéro bien précis. Vision floue. Hoquet. Il est trop tôt. Encore trop tôt. Beaucoup trop tôt. Un souffle bloqué dans ta gorge quand sa voix résonne à l'autre bout. Elle est en vie. Sa voix tremble, à elle aussi, mais elle est en vie. Des mots se voulant rassurants. Le calme regagne ton esprit. Mais cette incompréhension tournant constamment dans ton crâne. Pourquoi avait-elle été déclarée morte ? Qu'est-ce qui cloche ?

14 janvier 2112 :

     Huit jours après l'événement. Un communiqué. Lumière mise sur l'ombre qui pesait sur le tableau de ta vie. Les questionnements effacés, l'inquiétude s'est perdue dans une foi inaltérable envers l'Incontestable. Le monde n'est pas infaillible. C'est bien ce que tu as compris. Mais lui, restera solide, peu importe les catastrophes. Les semaines suivantes n'ont été que la confirmation que tout rentrerait dans l'ordre. Le recensement national n'a alors été qu'une formalité pour toi. Quelque chose que tu devais faire. Ce sont les mois suivants qui auraient peut-être dû faire trembler ta conviction. Entre la fuite de tes compatriotes et la chasse à l'homme. Des doutes auraient pu survenir. Pourtant, tu es resté aveugle et sourd. Préférant sûrement la sécurité de ta vie régie par la machine. Acceptant l'implantation d'une nouvelle puce comme un devoir et un honneur.

Aujourd'hui  :

     Trois années ont suivi après le départ de Papa. Maman ne s’en est toujours pas remise. Perdre l’homme de sa vie a été un choc trop violent pour elle. De plus en plus fatiguée, vous avez même l’impression qu’elle perd la tête. Vous savez qu’elle n’est plus très jeune, mais la peur de la voir suivre Papa dans les prochains mois vous tiraille. Son soulagement sera votre chagrin. Dans ses moments de lucidité, elle vous dit qu’elle est heureuse et fière de vous. Qu’elle n'aurait pas rêvé une plus belle famille et qu’elle vous aime. Sincère parole d’une mère. Même si ta vie n’est pas idéale. Tu crèches encore chez ta sœur parce qu’elle te considère encore comme son enfant. Tu viens tout juste de retrouver du travail. Oui, faire du café toute la journée pour des gens qui daignent à peine te jeter un regard, c’est loin d’être l’emploi du siècle. Mais ça te permet d’aider Ayumi pour l'arrivée du petit miracle. Puis, c’est aussi pour financer tes déplacements et tes chasses aux fantômes. Après tout, Maman a dit que tu devais continuer de vivre comme tu le voulais. Alors, tu suis ses précieux conseils jusqu’au jour où l’Incontestable viendra chambouler ta vie. Tu as hâte.