La fin n'est que le commencement

Le souffle est haché, les tempes battent follement, le nez est dilaté et l’eau salée ruisselle sur ce corps à la peau d’albâtre. Sous le joug d’une force fulgurante, les coups de poing pilonnent abruptement le sac de frappe. A chaque coup c’est un peu de son courroux qui retentit, qui marque de son écrasante et éphémère empreinte le sac. Comment occulter ? Comment noyer au fond de son être cette rage qui le consume ? Ses yeux luisent tels deux miroirs de flammes incandescentes. En son sein son cœur est en tempête, comme à chaque fois qu’il vient de se prendre une bonne correction de son père et que sa mère ne lève pas le petit doigt. Malheureusement c’est la seule façon qu’elle a de survivre à la fureur de son époux.

Un autre mariage sans amour. Une autre erreur de l’incontestable. Si cette machine n’existait pas, le père et la mère de l’adolescent ne se seraient jamais rencontrés. Tous les deux issus de deux mondes distincts. L’un politicien renommé d’origine russe, et l’autre une amérindienne qui a longtemps vendu ses charmes pour survivre. L’un ayant grandi dans le faste d’une ancienne famille qui a élu domicile au Japon depuis des siècles, l’autre enfant adopté par une famille japonaise à la classe moyenne.  Oui ils n’étaient pas faits pour se côtoyer et ça Vladimir Ramanov le savait. C’est d’ailleurs de là que lui vient cette haine, ce dégoût qu’il a pour sa femme. Elle n’est pas de leur monde, de leur prestigieuse lignée. Il la haïssait et haïssait d’autant plus l’incontestable d’avoir choisi une telle femme pour un homme de son rang social.

Cette haine est devenue si asphyxiante, si vivace, qu’elle s’est répercutée sur leur progéniture. Il aurait pu être heureux d’avoir un fils, un héritier, mais le sang mêlé avec cette femme de mauvaise vie et à la basse classe sociale, l’enrageait horriblement. Si bien qu’il ne manifestait de l’intérêt pour son fils que lorsqu’il avait passé une mauvaise journée et qu’il avait besoin d’un défouloir.

Amrish a dix-huit ans quand sa vie prend un autre tournant. La haine froide et toxique qui gronde en lui est si annihilante qu’elle pourrait tout emporter sur son passage. Alors il frappe sur ce sac de frappe aussi souvent et aussi fort qu’il lui est permis de le faire. Après tout ce sac de frappe est à son père. Ce père qui vient de décider de l’envoyer loin de lui soi-disant pour une meilleure éducation. Mais en vérité Amrish se doute que c’est pour avoir le champ libre afin de malmener sa mère. Depuis qu’il a atteint l’âge de se défendre, Amrish s’est souvent interposé entre ses parents, interdisant à son père de poser la main sur sa mère et se proposant tacitement à la place comme souffre-douleur. Son père, plutôt vif d’esprit, ne cognait jamais là où les bleus pouvaient être visibles. Son image d’homme politique respectable devait absolument être préservée.

Maintenant qu'on l’envoie à l'école nationale de défense japonaise, la crainte et la colère se conjuguent. Il ne veut pas abandonner sa mère à son sort. Faut-il qu’il dénonce son père à la police ? Aucun intérêt. Ses relations auront vite fait de classer l’incident. Ils sont tous les deux prisonniers de sa rage et se doivent d’obéir à ses moindres désirs. Aussi après avoir serré sa mère dans ses bras, Amrish prend la route pour l'école militaire. Redoutant chaque jour un appel annonçant le décès de sa mère.

-Monsieur Vlad Ramanov Junior? Demande un homme à l’aspect inquiétant et à la carrure impressionnante, aussi impressionnante que celle de son père.

L’adolescent hésitant de prime abord, corrige finalement son interlocuteur qu’il devine être le chauffeur du prestigieux établissement.

« C’est Amrish Monsieur, pas Vlad. »

En réalité c’est Vlad Lucius Amrish Ramanov. Naturellement vous comprendrez que le prénom Amrish est un choix de sa mère rappelant ses origines amérindiennes. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a choisi de ne répondre qu'à ce prénom même en présence de son père. Une manière subtile de le défier.

Dans cette école militaire, Amrish se révèle un élève studieux et brillant. Loin du courroux de son père, il peut enfin s’épanouir. Même s'il est contraint à un suivi psychologique pour ses trop nombreux débordements d'humeur. Comme si la peur de son père ne pouvait complètement s'effacer de son esprit. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir essayé avec les quelques distractions rencontrées dans cet établissement militaire. D’autant que son école militaire n’est pas loin d’un pensionnat de jeunes filles. A dix-neuf ans il découvre les joies du plaisir charnel. A partir de cet instant Amrish commence à collectionner les conquêtes. Sa personnalité se bonifie, la colère s’évanouit. D’autant que son père, se glorifiant finalement d’avoir un fils qui cumule les diplômes et les mentions excellentes, le couvre d’attention. Une moto par-ci, un compte en banque bien garni par-là. Se mêler aux fils de milliardaires a suffi à façonner la personnalité de l’adolescent, devenu aussi prétentieux et vantard que ce père qu’il a tant détesté.

Ce n’est qu’à vingt ans que le jeune homme est brutalement ramené sur terre. Si un an plus tôt la manifestation des incontrôlables lui est complètement passée au-dessus de la tête sans le perturber outre mesure, c’est la catastrophe qui a partiellement détruit le Japon qui fait renaître le fils qu’il fut jadis. Sa première pensée est naturellement pour sa mère. Mais c’est son père qui en fait les frais. A peine entré à l’aéroport de Tokyo à l’heure où les évènements commencent, une lourde poutre lui tombe sur la tête et il meurt sur le coup. En vacances à l'extérieur du pays, Amrish rentre au Japon quelques jours plus tard où il est partagé entre colère, tristesse et soulagement. Le monstre est mort ! Mais ce monstre était son père.

Il faut quelques mois au fils pour se remettre, pour digérer, pour accepter qu'il n'est plus. Mais il faut à peine quelques semaines à l’incontestable pour remarier sa mère à un japonais. La perte de son père est un coup dur, d’autant qu’il hérite pratiquement des trois quarts de la fortune de ce dernier. Son père ne désirant aucunement faire bénéficier de sa fortune à son épouse en cas de mort prématurée, ne lui laissant qu'une moindre consolation financière dans son testament. Heureusement pour elle son beau-père se révèle un homme bienveillant et tolérant. Il l'assiste sans peine et accepte assez aisément Amrish dans leur vie et le soutient dans la voie professionnelle qu’il emprunte brillamment. Une période de formation toutefois troublée par des évènements dramatiques. Si le dysfonctionnement que rencontre le gouvernement avec l’incontestable passe complètement inaperçu pour Amrish, ce n’est pas le cas pour l’épidémie.

Je suis navré pour toi Amrish. Je sais à quel point tu étais proche de ta mère. Est-ce que ça va aller ?

Le jeune homme de vingt-deux ans hausse avec désinvolture les épaules. Il n’a jamais été très loquace pour exprimer ses sentiments. A présent il est livré à lui-même. Des charognards rôdent autour de lui, prétextant être ses amis alors qu’ils n’en ont qu’à sa fortune.  Dans ce monde de faux semblant dans lequel son père l’a propulsé, Amrish décide d'apporter sa pierre à l'édifice. Il n'hésite pas à faire de modestes dons à des associations d’aide aux femmes battues. De même, il n'est pas rare de le voir faire du bénévolat dans les centres de prise en charge psychologique pour les personnes incapables de gérer leur colère. Il est passé par-là lui aussi. Une façon de montrer le chemin à ceux qui sont encore intoxiqués par leur hargne.  Alternant entre son métier et ses activités secondaires, Amrish n’a pas vraiment le temps de suivre cette histoire de chasse à l’homme dont tous les journaux parlent. Il n’a jamais été pour l’incontestable.

Depuis l’enfance il sait que même une victime de violence conjugale n’a pas le droit au divorce. Une réalité qui ne manque pas de le révolter contre cette machine. Néanmoins il est conscient qu’il existe d’autres moyens légaux pour que ces violences cessent. Certes le divorce est impossible, mais il fera pour ces femmes ce qu’il n’a pas pu accomplir pour sa mère. Dénoncer les maltraitances. Evidemment son dégoût pour l'incontestable est muet. Il ne le divulgue pas. Nommé Sous-Lieutenant dans les forces armées terrestres, il s'efforce de représenter dignement son pays. Peu importe ses opinions personnelles.