Lucy Noro | Dare to trick me.

10 octobre 2091, île d’Okinawa, base militaire américaine de Kadena – Une naissance, sous le signe de la joie. La mienne.

« Tu as vu comme elle est belle ? »

Mon père était un militaire américain. Était parce qu’il est mort, dans un stupide accident de voiture, brisant les espoirs et les rêves de ma mère. Je n’avais même pas deux ans. De lui, je ne garde qu’un seul et unique souvenir concret, ses plaques d’identification sur lesquelles sont inscrites son nom, son matricule, son groupe sanguin et sa religion. Denis Spencer, 35908554, A+, catholique. Sans compter les histoires que ressasse continuellement ma mère, leur rencontre sur la base alors qu’elle y était traductrice-interprète, le coup de foudre tout droit sorti d’un conte de fée et la surprise, amère, l’imprévue, gênante, moi, qui ait bouleversé leur vie.

Ma mère était japonaise et, selon les lois de ce pays, je l’étais aussi. Les enfants étaient rares, alors les autorités n’étaient pas prêtes à laisser une de leur fille quitter son sol pour un autre pays. Mes parents ne s’y attendaient pas du tout, ils n’étaient pas préparés pour assumer cette responsabilité, pour ce petit bout de chou qui avait pointé le bout de son nez sans crier gare. Ils ont à peu près tout envisagé, s’enfuir, faire naturaliser mon père et espérer que l’Incontestable les unissent. Mais maintenant je le sais, ils vivaient dans la peur, la peur que cet amas stupide de transistors marie ma mère à un autre et brisent leur bonheur naissant.

Finalement, ils n’auraient pas dû s’en faire. Une voiture en a décidé autrement, fin de l’histoire, rêve brisé, début du cauchemar.

Welcome into my life.

« Ma chérie, je suis malade ». | 2097

À six ans, la première réaction que l’on a face à ce genre d’annonce est désespérément naïve. Ne t’inquiète pas, maman, moi aussi j’ai des rhumes. Un rhume, la bonne blague, le rhume il s’appelait cancer ovarien. Cette saleté est vicieuse et les médecins ne l’ont diagnostiqué que tardivement. Ma mère a survécu, mais à posteriori, je me demande parfois s’il n’aurait pas mieux valu qu’elle meurt. Vous imaginez, regretter que sa mère s’en soit sortie. Dure, dégueulasse, vous pouvez me juger. Mais c’est que vous ne la voyez pas souffrir... tous les jours.

Le premier traitement a été très lourd et voir ma mère amaigrie et affaiblie a marqué à jamais la gamine que j’étais. Tout le monde a cru qu’elle était guérie alors qu’elle entrait en rémission. Mais avant chaque rendez-vous de suivi, je pouvais voir la peur s’inscrire sur son visage, la peur d’une rechute, suivi du soulagement quand elle revenait avec une bonne nouvelle, éloignant un peu plus le spectre de la maladie… Pour qu'elle puisse mieux frapper lorsqu’on s’y attend le moins. Récidive, mais "Rien de grave, juste un petit traitement complémentaire, madame Noro". Rien de grave, mais cela fait plus de quinze ans que ça dure, usant ma mère qui a sombré dans un état dépressif quasi-permanent que rythme les traitements et les suivis médicaux.

Sincèrement au début de sa maladie, je priais pour que l’Incontestable lui trouve un mari, pour s’occuper d’elle, pour s’occuper de moi. Mais il faut croire que l’algorithme obscur de ce tas de ferraille considérait qu’il convenait aussi de fouler cet espoir du pied. Nous étions seules, elle et moi face à sa maladie.

Heureusement que ma mère touchait une pension de l’armée américaine à la suite de la mort de mon père. Mais rapidement cela n’a pas suffi pour payer quelqu’un à temps plein pour prendre soin d’elle. Autant vous dire que ma scolarité a été légèrement compliquée. Mais quand vous devez sécher les cours pour vous occuper de votre mère qui est en train de vider ses tripes dans les toilettes, ça n’aide pas vraiment.

J’étais crevée, irritable, à moitié gaijin, alors ça se terminait souvent dans le bureau du proviseur pour expliquer pourquoi j’avais frappé une pouffiasse ou un connard.

« Où est ta mère Lucy, elle ne vient jamais aux convocations. » | 2105

Ma mère elle est en train de mourir d’un putain de cancer qui ne veut pas l’emporter pauvre con. Non, ça je ne l’ai jamais dit, trop fière pour admettre que j’avais sûrement une bonne excuse pour être en difficulté à l’école. Vous me direz, ça forge le caractère.

Pourtant on était suivies par une assistante sociale, on avait quelques aides en plus de la pension, mais les médicaments coûtent une blinde, surtout ceux qui marchent. Mais un jour, cela a changé ma vie. J’ai été retenue pour un programme d’aide aux familles en difficulté pour faciliter leur accès au numérique. J’ai reçu un PC flambant neuf avec équipement VR et un an gratuit d’abonnement super haut débit. Le truc qui arrache sa mère de ouf. Enfin bref, j’avais trouvé un moyen de m’échapper de ma réalité de merde…

Autant dire que mes performances à l’école en ont irrémédiablement souffert. Il faut dire que je séchais allègrement les cours pour jouer en ligne, jours et nuits. Dans mon nouveau monde numérique, j’étais une elfe lumineuse, une archère émérite, j’avais des amis, j’étais… heureuse. Et le retour à la réalité était de plus en plus difficile.

Sans m’en rendre compte je glissais peu à peu dans un autre univers, devenant une no-life, ne me détachant de mon écran que pour m’occuper de ma mère et de ses traitements qui ne semblaient pas avoir de fin. Au début, elle était trop conciliante, trop faible pour s’opposer à cette dérive qui m’enfermait dans un monde fantasmé qui me permettait d’oublier mes problèmes. Lorsqu’elle s’en est vraiment rendu compte, c’était trop tard, et nos discussions se terminaient invariablement en esclandres. Je lui ai dit des choses que je regretterai toute ma vie, mettant mes problèmes sur son dos, comme si elle était responsable de tout, de la mort de mon père, de sa maladie, de mes souffrances…

Il y a une seule chose qui m’a un tant soit peu intéressé en dehors du jeu pendant cette période, la saga des Incontrôlables. Voir ces gens s’opposer aux autorités, à la dictature de l’Incontestable, je trouvais ça super kiffant. Alors je les suivais sur les réseaux et j’avais clairement choisi mon camp. À mort cet amas débile de transistors ! Je crois que j’ai encore la nostalgie de cette euphorie libertaire qui transpirait à travers ce mouvement et qui m’a vraiment marqué, et je n’ai jamais cru à la propagande officielle qui faisait des Incontrôlables des terroristes. Cependant, je n’ai fait que suivre cela de loin, sans jamais oser m’engager pour cette cause. Vu comment tout s’est terminé, j’ai peut-être bien fait…

« Ne t’inquiète pas ma chérie on va s’en sortir... » | 2109

Je venais tout juste d’avoir 18 ans quand Shukumei a frappé. Je crois que j’ai vu la mort ce jour-là, et je peux vous assurer qu’elle est effrayante cette connasse. On vivait encore à Okinawa, au rez-de-chaussée d’un immeuble pas très loin de la mer. Quand la première vague est arrivée, elle a tout emporté dans les rues, brisé les vitres, les portes. Je ne sais pas comment on s’en est sorties vivantes. Je me souviens juste qu’on a réussi à se traîner dans la cage d’escaliers pour monter le plus haut possible. On n’était pas seules, mais c’était vraiment chacun pour soi, comme si on retombait tous à l’état sauvage pour survivre.

C’était affreux et j’ai cru plusieurs fois que le bâtiment allait s’écrouler sur lui-même parce qu’il bougeait putain, il bougeait tout seul et nous on hurlait à chaque fois que le sol tremblait.

Peu après on a déménagé à Tokyo. Pas trop près de la mer et pas au premier étage…

Plus jamais ça. J’en cauchemarde encore aujourd’hui.

Ah, si, autre chose, mon PC a fini noyé et tout ma vie numérique avec lui, dont mon elfe niveau 116 hyper stuffée. J’ai cru que j’allais devenir folle quand ma mère m’a dit qu’elle refusait de m’en payer un nouveau, que j’avais qu’à me débrouiller toute seule. Et là je me suis rendu compte d’un truc effrayant, du vide qu’était devenue ma vie. Je pensais que ma mère était dépendante de moi, mais en fait je l’étais tout autant d’elle. J’avais foiré mes études dans les grandes largeurs, je n’avais pas de boulot, pas de revenus, pas de ressources, pas d’indépendance...

J’ai accepté d’aller voir un psy pour essayer de m’en sortir. Il m’a dit que le meilleur moyen pour cela c’était de trouver une passion, une vraie passion, concrète et bien ancrée dans le monde réel.

Mais quoi ?

« Ma chérie, tu as fini ta chorégraphie ? » | 2110

Ouais, j’ai fini ma nouvelle choré et j’en suis plutôt fière. La danse c’est un virus que j’ai choppé après avoir essayé pas mal de trucs. Au début, ça a été très dur, il a vraiment fallu que je me fasse violence pour m’y tenir, tant la tentation de replonger dans mon autre monde était forte. Mais je me suis mis un coup de pied au derche et je suis allé prendre des cours. Au final, j’ai trouvé ça trop cool et puis il se trouve que je suis plutôt douée. Nan, je me la joue modeste, mais en fait je danse comme une déesse. Bon, ok, j’exagère un tout petit peu, mais sérieux j’assure un max.

Oubliez la danse classique par contre. Moi ce qui me fait kiffer, c’est le hip-hop, la street-dance ou le break. Je crois que ces danses me correspondent, elles sont rythmées, entraînantes, très physiques et leur seul but semble être de casser les codes du conventionnel. J'ai eu l'impression que toute la frustration que j'avais accumulé pendant des années pouvait enfin se libérer, que toute cette énergie que j'avais en moi trouvait une activité permettent de revivre. J'adore l'aspect compétitif de ces danses, les battle entre groupes, la camaraderie, l'impression d'évoluer sans contraintes. J'ai aussi découvert le parkour à cette période, cette activité qui consiste à utiliser l'environnement urbain comme moyen d'expression corporelle et de déplacement. J’ai commencé entre la salle de danse et la maison, avant d’aller explorer d’autres horizons, la plupart du temps seule, comme si j’avais besoin de me retrouver en face à face avec moi-même à regarder le vide depuis le toit d’un immeuble. Et c’est devenu plus qu’un simple loisir. Une passion.

Aujourd’hui, je suis encore des cours, mais je commence à gagner un peu d’argent. Je participe à des events, je fais quelques pubs ou des clips en tant que figurante. J’ai aussi pris quelques contacts avec des groupes mais je me heurte à un nouvel obstacle, la crainte de m’engager à long terme. Pourquoi ? J’en sais rien, sinon j’imagine que j’aurai plus besoin de voir le psy. Alors dès que quelque chose commence à devenir vraiment sérieux, je trouve toujours une bonne excuse pour m’esquiver. Et le regretter amèrement le lendemain.

Ah oui, j’ai réussi à me payer un nouveau PC. Je joue encore pas mal, même si j’ai laissé tomber ma petite elfe. La dernière extension était vraiment à chier. Heureusement cela n’a rien à voir avec avant, j’arrive à déconnecter, à aller danser ou faire du parkour pour me vider la tête. J’ai l’impression parfois que mon équilibre est précaire, mais c’est celui que j’ai réussi à trouver dans ma vie pour me sentir à peu près bien. Et pour l’instant ça tient. Alors je croise les doigts.

Donc pour résumer, je suis une nana qui a pris des coups mais qui a réussi à avancer malgré tout. Une jeune femme qui adore les karaokés et danser frénétiquement dans des boîtes de nuit branchées quand elle n’est pas en train de jouer en ligne. Pourtant j’ai très peu d’amis proches dans la vraie vie, des connaissances, des aventures éphémères, mais j’ai du mal à m’attacher, à m’engager. Faut croire que j’ai un caractère de merde.

« Ma chérie, tu crois qu’un jour l’Incontestable te trouvera un mari ? » | 2111

La bonne blague, non mais sérieux tu crois vraiment que je suis prête à accepter que l’Incontestable décide pour moi ? Tu sais qu’elle est tordue cette IA ? Genre te faire croire que tout est fini pendant deux mois pour nous taper sur les doigts juste après. On nous infantilise maman, mais tu ne t’en rends pas compte et tu espères encore que cette machine minable me trouve un mari !

Alors quoi, tu veux ma mort maman ? Vraiment ? Déjà, il faut que je te dise, mais j’aime les filles et pas les garçons. J’ai essayé les deux et c’est comme ça. Pourquoi est-ce que je ne t’en aie pas parlé encore ? Je ne sais pas, peut-être parce que j’ai peur de te décevoir. Oui, c’est ça, c’est con, mais j’ai vraiment peur de te décevoir. Tu as tellement souffert que je ne voudrai pas en rajouter. Je crains de te briser une nouvelle fois le cœur en t'annonçant que je suis lesbienne.

Alors je te mens.

« Lucy, j’ai mal. » | 2111x

Bordel, pourquoi toi, encore une fois comme si tu ne souffrais pas assez de ce cancer qui ne voulait pas te lâcher. Cette fois-ci j’ai vraiment cru que tu allais mourir et je ne savais pas quoi faire. Il y avait tellement de gens malades que c’était la panique partout. Pourtant tu as survécu, encore, je ne sais pas comment tu fais maman, mais depuis tu arrives à peine à sortir de ton lit. Heureusement que je commence à gagner assez pour payer quelqu’un pour s’occuper de toi, faire ta toilette, sinon je crois que j’aurai déjà pété un câble.

Surtout on a raté l’opportunité du siècle, quand ta puce s’est arrêtée peu après. J’ai voulu te faire partir, aller aux États-Unis le pays de papa. Il paraît que là-bas on peut vivre librement et qu’ils ont les meilleurs médecins du monde. Mais tu n’as pas voulu, je ne sais pas pourquoi et je crois que je t’en veux.

Pardonnes-moi maman, mais je ne supporte plus de te voir mourir à petit feu…

Une pile électrique quand je ne suis pas rivée devant mon écran, à croire que je suis montée sur ressort. La plupart des gens disent que je suis difficile à suivre, pour être franche j’ai parfois du mal à me suivre moi-même. On me qualifie assez facilement de bordélique, d’exubérante, d’excessive voire d’envahissante dans une société japonaise policée où on vit dans la retenue. Comme si j’avais besoin d’extérioriser tout ce que je cache en moi, toutes ses souffrances qui sont autant de cicatrices difficiles à porter.

En fait je n'arrive pas à faire les choses à moitié. Quand quelque chose me plait, je me donne à fond sans trop réfléchir. Et vu que je suis têtue comme une mule, bon courage pour me faire changer d'avis.

Mais si vous survivez à la tornade, alors vous découvrirez une personne attachante, fidèle, enthousiaste et passionnée. Franche aussi, pas le genre à jouer les hypocrites ou trouver des formules alambiquées pour éviter de vous blesser. Alors mieux vaut ne pas être trop susceptible, ou savoir faire la part des choses quand je vous balance une vérité difficile à entendre dans les dents sans prendre de pincettes. Cependant, lorsque les choses commencent à devenir un peu sérieuses, j’ai une fâcheuse tendance à m’esquiver, à vous laisser en plan sans crier gare. En fait, j’ai peur, peur de m’attacher, peur de révéler certains pans de ma vie, notamment la maladie de ma mère. Il faut dire que y’a pas mieux pour tuer l’amour qu’une mère mourante qui demande des soins réguliers et épuisants. Alors j’évite de me faire des amis trop proches.

Quoiqu’il en soit, toutes ces épreuves ont fait de moi quelqu’un de résilient, capable de surmonter beaucoup de choses. Il faut dire que je n’ai pas eu le choix, le destin n’ayant pas vraiment été très tendre avec moi.

Ah oui, un dernier truc, un truc qui m’effraie plus que tout, la possibilité que l’Incontestable me trouve un conjoint. Au-delà de l’idée de perdre une partie de ma liberté, c’est surtout que je devrai abandonner ma mère pour satisfaire à mes obligations conjugales. Et je crois que je ne suis pas prête à l’abandonner, parce que même si sa maladie m’épuise, elle reste ma mère.

Et je l’aime.

Taille moyenne, silhouette longiligne, musculature déliée et souple, démarche féline et rapide. Franchement, à la base c'était pas gagné. Il faut dire que le régime PC, soda et chips, c'est pas le top pour la ligne.  Sauf que la danse est passée par là, et je me suis donnée à fond. Au final cette pratique intensive de la danse et du parkour ont fait peu à peu de moi une véritable athlète, agile et puissante à la fois.

Visage ovale, plutôt jolie, cheveux noirs de jais que je teins partiellement en blond platine pour le style, ce qui attire le regard ce sont mes deux yeux d’un bleu profond virant sur le violet.

En règle générale je suis habillée dans un style urbain chic avec des vêtements amples, type baggy, et sweet à capuche ou crop-top quand la température monte, qui ne mettent pas vraiment en valeur des formes féminines plutôt généreuses. Bon, j'avoue, j'aime être à la pointe de la mode dans le streetwear, quitte à me la jouer un peu de temps en temps. C'est relativement rare, mais quand je veux en mettre plein la vue, je peux être très coquette pour me faire belle grâce à des tenues sophistiquées et moulantes, surtout quand j'ai envie de plaire. Bon, ça c’est quand je sors, à la maison, devant mon ordinateur c’est beaucoup moins sexy et la plupart du temps en pyjama emmitouflée dans un plaid.  Oui, parce que je suis plutôt frileuse comme fille.

Pour les curieux, je porte un tatouage de libellule colorée sur l'omoplate gauche et d’autres tatouages tribaux plus petits, sur les poignets et les chevilles. Des trucs hawaïens qui me rappellent un peu mon père qui en avait plusieurs. Quelques piercings sur les oreilles et un clou sur le nombril, j'en aurais sûrement plus si je ne risquais pas de les arracher quand je danse ou saute d'immeubles en immeubles. Une manière encore une fois de casser les codes dans une société japonaise qui n’est pas très friande de ces excentricités. Malgré tout, cela reste encore relativement discret.

Personnage tiré d'un jeu-vidéo

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