Kuro Orochi

Cela commença avant le commencement, lorsque sa mère, prostituée, fut mariée par l'Incontestable. Si la jeune femme y voyait une planche de salut, un espoir de quitter les rues et son proxénète, elle déchanta bien vite quand elle sut le nom de son mari.

Arakan Orochi.

Son proxénète.

Douce ironie, violente claque pour les deux. L'espoir brisé en mille morceaux d'un côté, la frustration de perdre une de ses employées et de devoir en plus subvenir à ses besoins de l'autre.

En vérité, Kuro n'avait que très peu de souvenirs de ses parents biologiques ou du moins, ils étaient tellement identiques les uns avec les autres que rien ne semblait changer pour lui. Le petit garçon qu'était Kuro ne se souvenait que du bruit incessant et constant qui lui brisait les tympans à lui donner des maux de tête ; de leurs visages défigurés qui lui donnaient des cauchemars.

Alors, pour se protéger, Kuro s'emmura dans le silence et refoula ses sentiments encore et encore pour ne plus troubler l'enfer de ces deux adultes à qui il avait gâché la vie par sa simple naissance.

Cependant, le destin de Kuro changea lorsqu'il fut pris en charge par les services sociaux.

Si Kuro ne voyait pas de problème, il y en avait pourtant. Il y avait des traumatismes qui, pour le petit garçon, ne lui causaient pas de problème, mais qui inquiétaient les adultes.

Kuro ne parlait pas et ne dormait que très peu.

Les bénévoles, les intervenants, les médecins, tous les membres du foyer avaient beau tenter de lui parler, Kuro ne répondait pas et rien ne marchait pour le faire dormir convenablement.

À tel point qu'on lui fit apprendre la langue des signes pour que celui-ci puisse communiquer. Pourtant, Kuro n'avait pas de problème physique. Mais trop habitué à se taire, l'enfant ne voyait pas de raison de faire autrement. Trop habitué à entendre des cris, le nouveau silence devenait une source d'inquiétude.

Puis vint le temps où son destin changea : la garde de Kuro ayant été retirée à ses parents et n'ayant aucune famille éloignée, son cas fut pris en charge par la région du Kanto où on lui assigna un tuteur ; Eiji Ryudo.

Eiji Ryudo était un ancien commandant d'escadron au sein de la Rikujō Jieitai, la force terrestre des armées japonaises. Après avoir pris sa retraite anticipée, Eiji quitta l'armée pour ouvrir à la place un Dojo incluant plusieurs salles pour pratiquer les arts martiaux. L'ancien militaire habitait dans une maison juste derrière celui-ci.

Chose “étonnante” pour certains de voir deux taciturnes se regarder dans le blanc des yeux et ne pas échanger un mot.


“Je vais pas apprendre la langue des signes, tu sais parler. On y va.”


Eiji avait une manière bien à lui d'éduquer Kuro. Les deux ne se parlaient pas beaucoup au début. Eiji ne faisait usage de la voix que pour le strict nécessaire ou lors des séances de sport qu'il imposait à Kuro.

Kuro finit, au bout de quelques mois, à user de sa voix : il finit par faire 10 fois le tour du bâtiment pour avoir prononcé ses premiers mots injurieux à Eiji.

Telles étaient les punitions chez l'ancien militaire : séances de sport ou de ménage, récurage ou squat, astiquage ou pompe. Épluchage de légumes lorsque Kuro se plaignait des talents culinaires inexistants du retraité. Le tout sous la supervision de l'ancien militaire qui, après que Kuro lui fît “L'honneur d'entendre sa voix de morveux”, ne mâchait pas ses mots à son égard.

Et tous les assistants sociaux et les psychologues avaient la même réaction en voyant le duo : Eiji avait été le seul à faire parler Kuro. Lui, qui “mettait le petit au charbon”, qui “exploitait la jeunesse” selon le militaire, avait réussi là où tous les autres, médecins y compris, avaient échoué.

Eiji apprenait aussi à Kuro à se défendre grâce aux différents cours d'Arts martiaux qui se déroulaient dans son Dojo. Il apprit les bases de l'Aïkido, du Judo, du Karaté et de la boxe. Plus ou moins assidûment, juste assez pour qu'il puisse se défendre.

Si l'on demandait à Kuro de résumer sa scolarité, il répondrait sûrement par :




Si Kuro était plus petit et plus frêle que les autres, son mutisme était un autre atout que les autres enfants utilisaient contre lui. Mais dès lors qu'il eut le pouvoir de rendre les coups, Kuro ne devint plus l'agressé, il devint à son tour l'agresseur.

Kuro expérimenta le pouvoir d'être supérieur malgré sa taille, malgré son caractère froid et taciturne. Il expérimenta l'ivresse et la fierté d'être le dernier debout, le vainqueur. Il devint la bête noire des élèves, usant de la force à tout-va, frappant ceux qui osaient l'énerver pour une broutille, parfois même sans aucune raison, sur un coup de tête par simples pulsions. Eiji fut un peu plus tard au courant ce qui donna lieu à une discussion, un long combat ou une séance de sport intensive suivant qui racontait l'événement.

L'adolescent avait mis en exergue tous les sentiments qu'il avait refoulés, la colère réprimée, les années de silence auquel il s'était accroché pour simplement survivre lorsqu'il était enfant. En-tout-cas, Kuro changea, car il mit des mots sur ces pulsions, sur ses agissements. Ce fut à cette époque qu'Eiji décida d'adopter deux chiens, Yama et Ryu. Deux dobermanns qui, à défaut d'avoir une réputation de chien violent, étaient parfaitement dressés et adorables avec le brun.

Kuro se calma par la suite, devenant un élève lambda, assidu en cours et travaillant à temps partiel. Il finit par intégrer une école de commerce et de management. Ce fut en 2106, à l'âge de 20 ans que son monde changea à nouveau : Eiji se retrouva marié à une jeune femme ayant le même âge que le brun. 40 ans de différence entre les deux. Kuro eut du mal avec elle, cette femme le mettait mal à l'aise et il savait très bien pourquoi.

Malgré son caractère froid et taciturne, Kuro avait du succès auprès de la gente féminine. Il avait eu quelques histoires sans grandes importances et il était mal à l'aise à l'idée de voir cette femme attirée par lui. Cela ne se solderait que par un échec et des blessures que Kuro n'avait aucunement l'intention d'infliger ou d'en prendre la responsabilité.

Il ne supportait pas les regards, les sourires et les rougissements de la jeune femme à son égard, de même qu'il ne supportait pas de voir la déception qu'elle avait lorsqu'elle devait remplir les devoirs avec Eiji. Alors, il préféra partir et trouver un petit logement qu'il payait avec ses jobs étudiants.

Il fut au courant et en âge de comprendre la naissance des Incontrôlables en 2107, qui apparut aux yeux du brun comme une futilité.

Bien qu'il était l'une des victimes collatérales de ce système, Kuro n'avait ni la force et encore moins l'envie de passer du temps à rêver d'un avenir sans machine, ni milice. Ce ne fut pas la seule chose qui se produisit cette année-là.

Ce qui impacta le plus Kuro et prit toute son attention fut l'heureux événement : la naissance d'Hikari, fille d'Eiji et de sa femme. Eiji pensait peut-être cela amusant de lui donner ce prénom signifiant la lumière alors que Kuro signifiait la noirceur.

Et si en 2108 le Big Bang Kiss fit parler de lui, Kuro le vit comme une sorte de divertissement, une de ses “télé-novela” que la mère d'Hikari adorait regarder.

En 2109, après le Festival d'Ansuburu et la fin du mouvement Incontestable, qui fut accueilli par le brun par un désintérêt total, son monde changea une nouvelle fois.

Malheureusement.

Kuro avait toujours cru que le fait qu'il soit l'épine dans le pied de ses parents biologiques était dû en partie au fait de leur rythme de vie décadent. Que c'était en partie à cause de leurs « activités professionnelles » et de leurs mondes qu'il était un enfant haï. Il ne pensait pas que son cas s'appliquerait au bébé qu'il tenait dans ses bras.


“J'aurais dû la laisser dehors.”


Kuro fut le seul à entendre cette phrase venant de la mère d'Hikari. Ce fut une fierté amère pour lui d'avoir pu se contenir face à ce qu'il avait entendu. Mais sa décision était prise vis-à-vis de la petite qu'il allait surnommer “microbe”.

Car oui, microbe était bruyante, sale et sacrément maligne au fur et à mesure qu'elle grandissait : une vraie maladie, une bonne grippe donnant des maux de tête fulgurants.

Il va sans dire que Kuro prenait un malin plaisir à pointer du doigt les inattentions du patriarche face au microbe qui devenait de plus en plus intrépide.

Kuro avait pris la décision de reprendre un petit studio plus proche de la famille suite à Shukumei. Le Dojo étant presque détruit par la vague, il aida à sa reconstruction. Mais ce n'était pas l'unique raison. Kuro avait bien vu que la femme d'Eiji avait changé : passant de l'étudiante oisive, forcée de travailler au Dojo comme réceptionniste à mère au foyer n'ayant aucun attachement pour le bébé.

Kuro craignait qu'elle puisse faire du mal au microbe. Il craignait aussi d'éventuels débordements de la part des parents. Ce qui, d'après son expérience, n'était pas constructif pour un enfant. Il s'évertua à garder un œil sur le microbe. Ou du moins, jusqu'à ce que la vie redevienne à peu près normale. Après cela, il se focalisa sur sa vie.

2110, commémoration de Shukumei. Kuro alla respectueusement prier pour les défunts avant de se concentrer sur l'affaire qu'il était en train de monter. Aussi étonnant que cela puisse paraître, Kuro avait réussi à se constituer un petit cercle d'amis. L'un deux, Haiko, rêvant d'être son propre patron, avait commencé à réfléchir à une société. Mais cet homme était aussi festif que naïf, papillonnant à droite et à gauche aux gré de ses envies toutes plus folles les unes que les autres et changeant toutes les deux semaines.

Kuro n'avait pas compris l'idée saugrenue de monter une boite de strip-tease. De même qu'il ne voyait pas l'intérêt de faire ça, sachant pertinemment que son collègue n'allait être présent que pour prendre du bon temps et lui serait là pour exécuter tout le travail.

Cependant, le projet fou décidé en un quart de seconde autour d'un verre et écrit sur un mouchoir réussi, après avoir fait toutes les démarches, Haiko et Kuro devinrent les propriétaires du “Paradis” dans le quartier de Roppongi. Au grand dam d'Eiji qui refusa de mettre les pieds dans cette “institution de débauche”.

Kuro s'occupait de tout l'administratif, de la mise en place des budgets et des employés tandis qu'Haiko se chargeait de toute la communication et de l'événementiel.

Kuro exigeait beaucoup des employés. Il exigeait beaucoup, mais donnait en retour. Il savait que certains de ses employés étaient en situation de précarité, ou bien des mères célibataires, certaines étaient d'anciennes prostituées à qui il avait donné une chance de changer de métier et de situation.

Kuro pouvait être bon quand il le voulait, mais il savait aussi reprendre lorsque cela nuisait à la boîte. Et les affaires prirent un autre tournant lors du System error en 2111, bon nombre de clients vinrent festoyer leurs célibats, certains confondant strip-teaseur/strip-teaseuse avec prostitué(e)s. Kuro s'engagea donc certaines nuits en collaboration avec le videur à dégager les nuisibles.

De là, lui vint l'habitude d'assister aux représentations en se faisant passer pour un client, restant dans un coin pour observer quiconque s'en prendrait à ses employé(e)s et au paradis.

Quant à sa famille, Kuro ne fut pas surpris de voir la mère du microbe profiter de sa liberté sans se soucier de son "ex-mari" ou de sa fille. Le brun préféra la laisser vivre. Ignorant comment elle rentrerait ou chez qui elle rentrerait. Tant que ce n'était pas chez Eiji et la microbe, Kuro laissait passer.

Kuro allait laisser passer beaucoup de choses durant cette année 2111. En particulier lors de l'épidémie. L'épidémie fut un bouleversement rempli de changement et de prise de décision. Haiko fut atteint de l'épidémie et ne put s'en sortir. Ce qui donna à Kuro deux fois plus de travail à faire. De plus, certains de ses employé(e)s tombèrent malades, Kuro dut s'occuper seul de maintenir la boite à flot.

Dans le même temps, Kuro dut aussi faire face à un événement qu'il ne pensait jamais arriver. Si le brun n'était pas quelqu'un de très démonstratif, cela valait aussi pour donner des nouvelles : pour lui, c'était simple.

“Pas d'appel, bonne nouvelle.”

Ce fut pour cela qu'il n'appela pas chez lui pour prendre des nouvelles. Concentré sur son travail, Kuro pensait que tout allait bien du côté de sa famille, ou plutôt, il avait oblitéré leurs existences. Mais lorsqu'il reçut l'appel de la directrice de l'école maternelle d'Hikari, Eiji ayant mis le numéro du brun dans les personnes à contacter en cas d'urgence, Kuro en fut stupéfait.

Personne n'était venu chercher l'enfant et la concernée n'était pas en meilleure forme non plus. La directrice informa Kuro de la situation de l'enfant et informa au brun sa démarche pour appeler les services sociaux. Il comprit en arrivant chez lui l'ampleur de son erreur. Depuis le début de l'épidémie non seulement le Dojo était resté fermé, mais en plus Eiji était à l'hôpital, victime de l'épidémie. Quant à la mère, il suffisait de sentir l'odeur d'alcool dans le salon pour comprendre.


“Tu n’avais qu’une seule chose à faire, prendre ton téléphone et m’appeler. Mais même ça, tu en as été incapable.” Lui dit-il froidement


Kuro partit, Hikari dans les bras. Il n'était pas question que la petite reste un jour de plus dans cette maison avec cette femme et ses bouteilles. Dormir dans un club de strip-tease n'était pas mieux, mais il n'avait trouvé que cette solution pour protéger l'enfant de sa mère.

C'est ainsi qu'assis à son bureau, un cachet d'aspirine dans un verre, une tasse de décaféiné dans l'autre, Kuro passa une énième nuit blanche. Eiji sortit enfin des urgences, remis d'aplomb et s'ensuivit une discussion entre les deux hommes sur ce qu'il s'était passé. Kuro apprit que ce n'était pas la première fois que sa mère d'Hikari agissait de la sorte, mais qu'en tant que père, Eiji n'avait osé, par orgueil, prévenir Kuro de la situation. De même qu'il ne se serait jamais douté que les services sociaux les auraient dans leurs collimateurs.


“Microbe fait un malheur au club, c'est une bonne nouvelle.”


Eiji ne fut pas vraiment ravi d'apprendre cela, mais Kuro lui expliqua que son succès était envers ses employé(e)s qui voyaient en elle une poupée à habiller, à cajoler, elle était une véritable célébrité au “Paradis”. Ce qui levait un poids à Kuro, il avait un problème de moins à gérer si la petite était bien accueillie et en sécurité avec les employés.

L'ambiance au Dojo changea radicalement après ça. Kuro était là pour remettre la mère sur le droit chemin, ou du moins, il était un rappel à la mère de famille qu'il ne la lâcherait pas et agirait en conséquence au moindre faux pas. Ce ne fut pas de tout repos, ce fut même éreintant pour lui. Ses maux de tête ne cessant de revenir à la charge, ses micro-siestes se faisant n'importe où.

Lors de cette même année, Soosaku débuta. Il ne fut pas choquant pour Kuro de constater que la mère d'Hikari fuit sans état d'âme le pays une fois déclarée morte.

Peu de temps après que la mère ait fui, ce fut au tour de Kuro d'être déclaré mort. Ce qu'il ne remarqua pas au début, trop concentré sur son travail. Mais c'est en rentrant chez Eiji, quand une microbe sauvage lui sauta dans les bras que Kuro reçut la nouvelle.

Nouvelle qui lui perça les tympans, bien évidemment. Puisqu'Hikari, en pleurs contre lui, ne cessait de pleurer et de hurler.


“Papa est un gros menteur ! Il a dit que t'étais mort Aniki !”


Maladroitement, Kuro passa ses mains dans le dos de la petite fille. Il ne savait pas comment réagir, ni quoi faire. Seuls ses yeux étaient écarquillés de surprise avant qu'ils ne se froncent, mal à l'aise par rapport à la situation. Et Eiji, adossé à l'embrasure de la porte, ne faisait rien pour aider.

Kuro crut même voir une lueur sadique dans son regard en voyant le brun aussi démuni.


“Tu vas nous abandonner toi aussi ?”


Kuro déposa Hikari au sol avant de poser sa main sur sa petite tête.


“Non alors arrête de pleurnicher. Personne n'aime les pleurnicheuses. Elles sont laides et stupides.”

“Sois plus gentil avec elle, morveux.” Déclara Eiji, “10 tours de Dojo, ça te fera les pieds.”

“Pour mourir intoxiqué par le poison que tu vas préparer ?” Rétorqua le brun

“20 tours de Dojo !” Ordonna le vieil homme


Kuro se prit au jeu ce soir-là, cachant aux concernés le petit sourire qui venait de se former sur son visage si stoïque.

Suite à ça, Kuro décida de rester habiter avec Eiji et Hikari après s'être fait recenser. La relation entre lui et la microbe se développait au fur et à mesure, Kuro passait beaucoup plus de temps avec elle. Même aujourd'hui après l'élection du nouveau Premier ministre Sakai Mamoru (qui intéressa un peu plus le brun), Kuro faisait de gros efforts pour passer du temps avec Eiji ou la microbe selon le degré de fatigue qu'elle lui prodiguait. Allant même jusqu'à l'emmener parfois à son club avant l'ouverture pour passer du temps avec les employé(e)s et lui pour éviter un mal de crâne.

Il n'était pas certain que derrière les sourires et l'énergie, beaucoup trop présente de l'enfant (selon Kuro), celle-ci ne cache pas quelque chose de plus sérieux. Alors, pour éviter tout débordement, tout accident pour elle, Kuro se montrait beaucoup plus présent et affectueux.

À sa manière bien évidemment.