Jirô Kobayashi

Elle est belle, avec ses traits fins, son regard perçant. Et il se sent un peu con, encore, à regarder les photos de la jeune femme, à soupirer en pensant à ce qu’aurait pu être leur histoire. Au moins, il ne sent pas aussi gauche que lors de leur première rencontre, lorsque Kai l’a fait passer pour un mauvais tombeur. Ça ne lui arrive pas souvent, à Apophis, mais elle lui avait fait forte impression à l’époque.

"Et je vous présente Mirai. C’est celle qui grâce à son immense talent, va permettre aux gens bourrés de nous entendre aux fonds de la salle."

Jusqu'à cet instant les techniciens du son, il s'en moquait un peu. Ils ne sont pas sur scène et le plus souvent, ils entrent puis disparaissent de sa vie, à l'image de ces chaussettes qu'on ne retrouve jamais une fois passées à la machine.

Elle semblait avoir le sens de l'humour, il n'en fallait pas plus pour qu'il se sente charmé. Yokai avait fait les présentations, mais il aurait préféré qu'elle soit seule avec lui pour faire plus ample connaissance. Yokai, Fenrir, Cerberus et lui, Apophis. Il le lisait dans les yeux de la jeune femme, l'amusement, avant qu'elle ne leur offre un trait d'esprit.

" Laissez-moi deviner... Le cinquième, c'était Quetzacoatl, mais il est parti avant que le groupe soit connu ? "

Il a préféré en rire. A s'en tordre le ventre, les boyaux. Pour qui le connaissait, ce rire sonnait faux et ce n'était pas qu'une question de galanterie. Mais ce n'était pas de sa faute, elle ne pouvait pas savoir. Tout comme elle ne pouvait pas savoir que cette simple petite réplique irriterait des cicatrices mal refermées, troublerait sa bonne humeur apparente et ouvrirait la vanne des souvenirs qui inondent son esprit.

Quetzacoatl. Elle n'en était pas loin.

Avant même sa naissance, leurs parents le savaient déjà. Il serait un être d'exception. Enfant roi aux épaules frêles sur lesquelles ils étaient prêts à poser l'avenir de l'entreprise familiale. Un glorieux destin pour un fils attendu, aimé, choyé, adoré, posé sur un piédestal dès le premier son de sa voix. Raidon, qu’ils l’ont appelé, comme le dieu du tonnerre tant sa voix est puissante. Un enfant robuste et parfait pour de grandes attentes. Né à peine un an plus tard, Jirô, le deuxième. Un paquet surprise indésirable, une fois qu’on a l’enfant parfait. Parfait, Jirô a toujours été d’accord avec cette vision qu'ont les autres de son frère. Et plus encore. Raidon, c’est le meilleur partenaire de jeu, le grand-frère qui souffle sur les bobos, qui prend la responsabilité des bêtises de son cadet, qui console, qui rassure, un vrai soleil qui ne faiblit pas face à la pression familiale. Raidon, c’est un peu l’enfant trophée dont on vante les mérites et qu’on pousse toujours un peu plus vers l’excellence, les langues, la culture, l’histoire, la littérature… La musique. Mais aussi admiratif qu’il peut l’être, Jirô est aussi jaloux de son frère et de l’attention qu’on lui porte. Lui aussi veut être remarqué, lui aussi veut briller. Lui aussi, il veut qu’on lui dise « je suis fier de toi ». Il en veut à son aîné de s’accaparer l’amour de leurs parents. Alors quand leur père décide que Raidon fera du violon, l’aîné force son premier caprice, il veut que son frère soit avec lui, pour lui donner une chance d’être mis en valeur, apaiser sa colère, son envie , retrouver une relation fraternelle plus saine et redonner à Jirô un semblant de confiance en lui. C’est ainsi que le garçon fit sa première rencontre avec un piano, qu’on lui découvre un talent, une passion. Mais dans leur duo violon-piano, il ne sera jamais, sur scène, celui qu’on met en valeur. Le virtuose, ce doit être Raidon.

Si Jirô finit par accepter sa « deuxième place » à la maison avec le temps, il se rassure et se soigne avec ses amitiés, son succès auprès des filles du collège, puis du lycée. Beaucoup moins sage que son aîné, il trouve une certaine fierté à sauter des étapes que lui n’a pas franchit et à s’en vanter. Quoi de plus normal lorsque l’on trouve enfin un domaine où on surpasse son frère ? Voir même deux domaines en comptant les bêtises. Et pour certaines, Jirô s’en voudra toute sa vie. Après tout, c’est lui, qui lui a proposé d’apprendre la basse à la place du violon, qui lui a donné sa première cigarette, volée à un sempai, son premier joint roulé avec les « potes » d’un camarade de classe. Des bêtises qui marquent le début de leur période rebelle. Et c’est sur cette lancée qu’ils ont décidé de former un groupe de musique. Ils ont soumis l’idée à quelques membres de leur club et c’est ainsi que LIOM est né. À cette époque, les garçons, fans d’un jeu de cartes sur la mythologie, avaient choisi pour noms de scène les noms des créatures qu’ils préféraient et qui, pour eux, les représentaient le mieux. Les autres ont suivi leur délire même s’ils ne se sont pas basés sur le jeu.

Elle peut rire, Mirai. Ils n’étaient que des gosses après tout. Des gosses jouant aux superstars, rêvant de succès, de concerts, sans vraiment y croire. Du moins, Jirô n’y croyait pas vraiment. Pour lui, c’était un jeu pour tromper l’ennui, pour faire rager ses parents, pour charmer les filles et se pavaner fièrement devant elles. Il a compris trop tard que pour les autres ce n’était pas qu’un rêve, pas qu’un jeu et il s’était trop engagé pour pouvoir faire machine arrière. Raidon, alias Rokh, avait décidé d’y jouer sa vie. Il voulait devenir musicien ou rien. Il voulait être le grand frère du groupe ou rien. Jirô a vu sa relation avec leurs parents s’envenimer, il l’a vu chuter de son piédestal jusqu’à dans sa fosse à lui, il l’a vu se battre contre lui-même, contre des démons qu’il ne connaissait pas jusqu’à le surprendre dans les bras d’un homme, comprendre par la même occasion son manque de succès auprès de la gente féminine. Dommage. Il n’a pas été le seul témoin et les visites en famille au temple pour « soigner » le jeune homme se sont fait nombreuses.

Elle peut, rire Mirai. Il aurait aimé le faire aussi. Vraiment. Mais Jirô, malgré les années, ne s’en est toujours pas remis. Il se sent encore coupable d’avoir passé plus de soirées à fêter la popularité montante de LIOM, d’avoir vécu comme un parasite auprès de leurs amis, pour économiser chaque yens gagnés en représentation et investir dans l’immobilier que d’avoir passé de temps à s’inquiéter pour Raidon, de ne pas avoir compris son frère, ne pas avoir pu alléger le poids sur ses épaules, de ne pas l’avoir mieux soutenu face au jugement de leur famille, de lui avoir fait découvrir la drogue et de ne pas avoir vu qu’il y était devenu accro, de ne pas avoir pu empêcher il fasse une overdose et ne se relève pas.

Elle peut rire, Mirai, mais elle ne saura jamais quelle a été sa détresse quand la lumière de Raidon s’est éteinte. Il lui en a fallu du temps pour se remettre à sourire sans avoir à se forcer, voir à nouveau le monde et le comprendre sans faire semblant. Sa dépression lui a fait manquer l’apparition des Incontrôlables et il ne s’y est pas intéressé par la suite, plus occupé à se soigner et à trouver un nouveau bassiste qui pourrait remplacer son frère. À ses yeux, sauver le groupe tant aimé de Raidon avait plus d’importance que ses sentiments mitigés concernant son remplacement, et plus encore qu’une stupide manifestation contre l’Incontestable.

Si d’autres s’accordaient à dire que Nanami était la femme la plus parfaite au monde, cela n’a jamais été l’avis d’Apophis. Dès la première fois où il l’a vu, il a compris qu’elle était comme eux, un être blessé par la vie qui gère comme il peut ses démons et ses dépendances. En elle, il a vu une part de son frère. S’il avait souvent émis des doutes, des réserves lors du recrutement du nouveau membre, cette fois, il avait œuvré pour qu’elle puisse les intégrer. Il était persuadé qu’elle pourrait lui apporter la paix et qu’il pourrait l’aider, au moins un peu. Au final, elle s’est plutôt rapprochée de Yusei, puis de Kai, qui, malgré ses réserves du début, a fini par la voir autrement que comme un simple membre du groupe. Sa réaction lors de Shukumei, lorsqu’il a, par tous les moyens, cherché à la rejoindre, elle, avant de se préoccuper des autres, en a été une belle preuve. Au moins, dans le groupe, ils s’en sont tous sorti plus ou moins indemnes physiquement. Jirô ne peut pas en dire autant de ses parents. S’il en a été affecté, il ne les a pas vraiment regrettés et les biens dont il a hérité l’ont vite consolé. Et s’il s’est présenté à la commémoration de Shukumei, c’était plus pour les remercier de leur cadeau que pour les pleurer. Après tout, ils n’ont jamais été proches et ne se sont plus parlé à la suite du décès de Raidon. D’autres personnes sont entrées dans son quotidien, des personnes capables de lui dire qu’elles tiennent à lui, comme la grand-mère de Yusei qui l’a pris en affection. Il s’est inquiété lorsqu’elle est tombée malade pendant l’épidémie. À côté, les échos de l’arrêt du système ne l’ont même pas fait broncher. Peut-être s’en serait-il plus inquiété s’il avait été marié.

Jirô a toujours eu un avis relativement neutre à positif concernant l’Incontestable. Il était là avant sa naissance, il a grandi avec l’idée qu’un jour il serait marié et cela ne l’a pas empêché de vivre quelques amourettes, de vivre sa jeunesse tout en fantasmant sa future épouse mais avant Elle, il n’avait jamais espéré voir un nom en particulier sur sa lettre. Il a rencontré Mirai peu de temps après le mariage de Nanami, a été subjugué par ce qu’elle dégageait, en a perdu ses moyens et s’est senti con jusqu’au moment où elle l’a accompagné chez lui pour une première nuit. Début de relation plutôt prometteur, plus ou moins sérieux à son niveau, il aurait pu ne pas en avoir grand-chose à faire des morts-vivants si la puce de Nanami ne l’avait pas désignée comme « morte ». Au moins, elle s’est rendue et le groupe a survécu comme son couple avec son époux. Cela le faisait espérer. Peut-être qu’un jour, lui et Mirai, auraient aussi un bel appartement en plein cœur de Tokyo ? Pourquoi pas après tout ? Il aurait dû se douter que l’Incontestable avait d’autres projets pour elle. Pourquoi pas après tout ? Elle méritait bien mieux que lui. Mais… Apprendre qu’elle a été mariée à une star du X l’a émotionnellement ravagé.

Cette année a été difficile à bien des niveaux. Pour lui, comme pour les autres. Alors qu’elle préparait une petite soirée en l’honneur de son époux qui venait de terminer de rembourser son crédit, Nanami a été appelée par l'hôpital à la suite d’un accident de son époux. Pour ne pas sombrer dans le désespoir, elle s’est jetée dans le travail comme Raidon sur sa drogue. Elle a monté son projet de réinsertion sociale et professionnelle pour les victimes de Shukumei avec son associé. Et Jirô, pour la soutenir et l’encourager dans son projet, a décidé de mettre à sa disposition d’un des établissements hérités de ses parents. Une bonne action qui, il l’espérait, favoriserait son karma et bien lui en a pris, car des tensions dans le groupe ont failli le conduire à sa perte.

Plus soudé que jamais LIOM a pris la décision d'intégrer à plein temps à leur équipe un ingénieur du son et leur choix s’est naturellement porté sur Mirai. Il a craint, Jirô, pendant un moment, de ne pas pouvoir travailler avec elle, mais ses sentiments pour elle ont fini par s'estomper ne laissant que la nostalgie du souvenir et l’attente « d’autre chose ».