Les titres, c'est compliqué

Assis face à la photo de sa défunte épouse, Nao restait imperturbable. Cette femme, il avait appris à l’aimer pendant près de dix ans et maintenant, elle n’était plus là pour le soutenir ou même juste pour lui sourire lorsque l’homme rentrait d’une longue et fatigante journée de travail. Bien sûr, il avait pleuré encore et encore, mais maintenant, il n’y avait plus rien. Alors, lentement, Nao poussait le cercueil de la jeune femme pour le laisser finalement aux mains des flammes. Tout le monde autour de lui sanglotait à mesure que le feu grignotait le bois et le corps. Lui, droit et digne dans son kimono bleu nuit, il fixait le brasier sans ciller. On aurait dit une statue. Combien de temps resta-t-il ainsi ? Aucune idée, mais la nuit tombait lorsque ses parents l’invitèrent à les suivre pour rentrer.


L’album de famille trônait sur la table basse dans le salon. Assis sur le canapé hors de prix, Nao observait la couverture du livre sans bouger depuis quelque temps maintenant. Ses parents avaient tenu à photographier régulièrement les moments de vie de leurs fils et ils avaient tout consigné dans un recueil que Nao avait obtenu le jour de son mariage et qu’il avait complété lui-même depuis ce jour. Il fallait maintenant rajouter le pire des clichés. Le visage doux de sa défunte épouse hantait encore ses faits et gestes et il espérait que cette manière de lui dire adieu serait plus efficace que les autres qu’il avait tentés jusque-là. Alors, le japonais finit par prendre le livre et par l’ouvrir.


Sur la première photo, on pouvait le voir bébé, ses cheveux noirs en bataille alors qu’il barbotait dans son bain, visiblement heureux de passer un moment dans l’eau. Il était né le quinze février deux miles quatre-vingt-quatre. La date était marquée d’une plume soignée juste à côté du cliché. Cette vision fit sourire l’adulte qui ne gardait pas le moindre souvenir de sa petite enfance. Il tourna rapidement les pages pour tomber sur celle où il portait l’uniforme de sa première école. Ses cheveux commençaient déjà à être longs pour un garçon et il affichait une mine désespérément sérieuse. Nao était un enfant calme, effacé et très studieux. Son père était toujours au travail et sa mère était toujours derrière le petit garçon afin qu’il soit la fierté de la famille. Il passait des heures, des jours à étudier, ne tardant pas à montrer des signes d’intérêts pour la couture et pour le travail de son père. Le petit homme se rappelait encore avoir créé son premier kimono à l’âge de dix ans, cousu main pendant des heures. Il n’était pas spécialement beau ou même ajusté à la taille de sa mère, mais cette dernière avait accepté de le porter pour la fête de l’école et jamais il n’avait eu souvenir plus heureux que celui-là.


Nao observait d’ailleurs ce cliché où la famille Saito posait fièrement à la sortie de cette fameuse fête. Le père était vêtu d’un costume classique et sévère, on avait enfilé à Nao le même genre de tenue et sa mère tentait de faire bonne figure avec ce kimono un peu mal fait, mais son sourire semblait rayonner même au travers de la photographie. Le reste de ses études se passa sans réel intérêt pour lui, la vie se déroulait entre les cours et le dessin. Il eut son diplôme sans grande difficulté et fut embauché en tant que styliste dans l’entreprise familiale. On pouvait voir sur la nouvelle photo combien il était sérieux, le visage fermé pendant qu’il cousait son prototype, des aiguilles entre les lèvres. L’homme se rappelait ce jour, sa mère lui avait rendu une visite surprise pour lui apporter le courrier que tout le monde attendait. Leur petit était marié ! Quelle fierté ! Ce fils si talentueux qui semblait pourtant bien jeune. La quarantenaire avait même lâché sa petite larme lorsque Nao avait épelé le prénom de sa femme. Lui, il était un peu perdu. Tout ça avait été si rapide. Il n’avait que vingt ans et déjà, le gouvernement avait décidé de l’envoyer dans les bras d’une inconnue. Pourtant, après un début hasardeux, ils s’étaient trouvé une alchimie commune plaisante et qui tirait inévitablement Nao vers le haut.

Alors quand le groupe des Incontrôlables apparut, le styliste n’y prêta même pas attention. Il se disait au mieux que c’étaient des gens perdus, au pire qu’ils étaient un peu idiots. Son mariage se passait tellement bien que finalement, tout semblait simple. Une goutte tomba sur la photographie de lui et son épouse. À nouveau, un flot de tristesse l’accabla et il se mit à pleurer comme un enfant. Ne plus avoir la jeune femme à ses côtés était un vrai déchirement pour lui. Il avait l’impression que son cœur était broyé et que personne ne semblait comprendre combien il souffrait. Nao se força à tourner la page pour chasser le visage souriant de la demoiselle, préférant se concentrer sur son premier défilé. Il avait présenté pas moins de dix kimonos différents durant leur showcase devant le gratin japonais. Tous s’étaient vendus comme des petits pains malgré leur prix pour le moins élevé.

La vie continuait son avancée, il voyait bien sa femme dépérir de ne pas réussir à tomber enceinte, mais lui, il ne lui en tenait pas rigueur. Nao se rappelait les rendez-vous interminables chez divers spécialistes qui semblaient tous penser que le souci venait de la demoiselle. Trop de pressions, disaient-ils. Alors, il ne vit même pas passer la fin du groupuscule terroriste qu’étaient les incontournables. Mais quelque chose vint arrêter tous leurs projets professionnels et personnels. Shukumei. Le tsunami et les typhons frappèrent de plein fouet les ateliers de la famille de Nao. Il y avait d’ailleurs une photo de lui qui parcourait les décombres, la mine sombre. Cela avait été si dur de rentrer de ce voyage avec son épouse pour découvrir le désastre. Tant de morts et de vies brisées.

Il fallut une année complète pour que les ateliers soient restaurés et pour que les usines reprennent leurs modes de fonctionnement. Un an presque jour pour jour. Une semaine après la commémoration de la catastrophe, Nao et son père rouvraient officiellement l’usine de couture en grande pompe. La photo était intéressante, on voyait le styliste et son père vêtus de leurs costumes alors que tous les autres portaient des kimonos. Il avait travaillé d’arrache-pied avec quelques couturières pour offrir une tenue à chaque employé.

Nao se rappelait du cliché suivant. Ils étaient tous les deux assis à table, à rire ensemble visiblement pas du tout concernés par le bug national des moniteurs. Ils avaient décidé de faire comme toujours. Ils étaient bien ensemble et tout était devenu bien trop naturel pour que cela change. Alors, on les voyait heureux et on pouvait même apercevoir un sourire sur les lèvres de Nao alors qu’il observait son épouse avec tendresse. Ces moments allaient terriblement lui manquer. Elle allait lui manquer. Chaque jour.

L’épidémie qui suivit quelques mois, plus tard, laissa plus de traces dans l’esprit de Nao. Cela l’avait perturbé et il avait tout fait pour éloigner sa femme du Japon le temps de voir où tout cela mènerait. Ils avaient dû arrêter les productions de kimonos pour faire face à l’absence d’employés. Heureusement, cela ne dura pas éternellement et la séparation ne dura que quelques semaines. Ils s’étaient retrouvés à l’aéroport comme le montrait la photo suivante. Nao, un gros bouquet de roses à la main qui serrait contre lui sa femme avec tendresse. Ils rayonnaient. Surtout elle.

Mais les événements étaient décidément contre eux. Les puces furent déclarées défectueuses et ils durent ensemble aller signifier cela aux autorités. Quelques mois après, Nao apprit qu’il allait enfin être père. C’était en décembre 2112. Dieu qu’il était impatient et fier. Oh oui. Tout se déroulait très bien et la date de l’accouchement approchait. Mais vers le sixième mois de grossesse, sa femme se plaignit de douleurs importantes au ventre. C’était cependant, déjà trop tard. Le bébé était mort. Il fallait l’expulser pour ne pas risquer la vie de la mère. Inconsolable, la mariée sombra alors dans une dépression, refusant catégoriquement de donner naissance à un enfant mort-né.

Tout cela dura encore deux mois avant que Nao ne s’énerve et que l’opération eut lieu. Mais ils avaient trop attendu. Le bébé avait créé une infection générale et la femme ne put survivre. Pourtant, sur la photo préopératoire, on pouvait voir le sourire fatigué et résigné de la jeune femme. Les médecins étaient sûrs d’eux. Et pourtant. Tremblant, Nao posa la dernière photo de sa magnifique épouse dans l’album. Il pleura encore longtemps avant de finalement accepter la proposition de son père. Il allait maintenant apprendre à gérer l’entreprise familiale en vue de la reprendre.

Un an plus tard, le paternel décida de laisser la main à Nao toujours brisé, mais qui s’était jeté corps et âme dans le travail. La fête avait été somptueuse et tous semblaient impatients de découvrir comment le nouveau PDG allait se débrouiller. Le poids du monde semblait peser sur les épaules de l’étrange Nao qui ne souriait plus depuis un moment maintenant. Pourtant, il lui fallait maintenant retrouver une épouse. L’Incontestable avait parlé. Était-il prêt ? Pas du tout.